Il y a à peine quelques décennies, fin des années soixante, j’étais nommé professeur de philosophie dans un lycée d’Alger et, projetant de me marier, je cherchais alors un logement. Il y en avait beaucoup de libres, ces fameux «biens vacants» abandonnés par les pieds-noirs en 1962. Mais il fallait beaucoup de piston – déjà - et connaître des responsables, de n’importe quoi : de la wilaya, des ministères, des hommes d’influence… Et je n’en connaissais pas, ou alors des petits.
Quarante années plus tard, après deux mariages, trois enfants, un exil plus long que prévu, me voilà encore une fois à la recherche d’une autre demeure, mais celle-là définitive, dans mon pays natal. Soit pour aller vite, un cimetière. Et, depuis quelque temps, quarante années après avoir couru après un logement, à chacun de mes courts séjours actuels dans le pays, je me retrouvais, inconsciemment, à la recherche du lieu espéré.
Bien sûr, mes préférences allaient à Skikda, plus précisément au cimetière d’El Qôbia, non loin de Dar Benhouria au Faubourg de l’Espérance où je suis né. La grande rue qui traversait le quartier aboutissait, en cul de sac, au cimetière, elle était dans mon enfance le passage obligé de tous les cortèges funèbres qui l’empruntaient, à pied bien sûr, car les voitures appartenant au «indigènes» que nous étions se comptaient sur les doigts d’une seule main. Mais cela rendait les cortèges plus humains, le dernier voyage, plus émouvant, plus «convivial», si j’ose dire.
Devant, le «na’ach» (cercueil), porté par quatre bénévoles sur leurs épaules et relayés tout au long du parcours par d’autres bénévoles, derrière les parents et amis rejoints progressivement par qui le voulait. Porter le cercueil ou tout simplement le suivre était considérée comme une «hassana», une bonne action. Mais soyons réalistes, la longueur du cortège était aussi fonction de la notoriété du défunt, de sa richesse dans la vie, l’humain se mesure à sa position dans la société (1). Ici, elle se mesure à la longueur du cortège, quelques mètres pour les plus pauvres, vite ramenés, vite enterrés, beaucoup plus, jusqu’à former une foule, pour les plus puissants. La distinction de «genre» jouait aussi et déjà petit, je me demandais pourquoi il y avait toujours moins de monde pour accompagner les femmes à leur dernière demeure.
Avec mes camarades du quartier, nous faisions comme les grands, assistions même à la prière de l’absent, à la mise en terre et jetant comme eux dans la fosse déjà prête une motte de terre, quelques feuilles d’arbre en guise d’adieu. Notre curiosité morbide, toujours renouvelée, se partageait avec un sentiment d’effroi qui augmentait le soir venu. Les après-midi passés au cimetière alimentaient ainsi nos récits et nos peurs de la nuit ; on racontait que certains, les nouveaux ensevelis, avaient été vus, plusieurs nuits durant, se promenant lentement autour du cimetière ou que des gémissements avaient été entendus autour des tombes encore fraîches. Et chacun de nous allait de son explication, toujours tremblotante de peur.
Ma mère a été enterrée dans ce cimetière et j’avais toujours pensé y finir ma vie terrestre. Je le connaissais parfaitement et j’avais même choisi, naïf que je suis, le lieu où je désirais y reposer : pas trop éloigné de sa tombe, juste à côté du mur le séparant de la cité des vivants. Mais voilà, pas de chance ! El Qobia a été fermé pour cause de «surpopulation».
J’étais entré dans la vie active avec la crise du logement, j’en sortais, quarante ans après, avec celle des cimetières. C’est vrai qu’un autre a été ouvert à Zef Zef, mais je n’ai jamais aimé cette zone de la ville, une ancienne décharge publique pullulant encore du vol et des cris perçants des oiseaux nécrophages, et ne voulait surtout pas y passer l’éternité. Le cimetière de Zef Zef ressemble tellement aux nouveaux quartiers, anonymes, froids, «sans âme» si j’ose dire. C’est étrange comme les nouveaux cimetières calquent les nouvelles agglomérations urbaines, ici des parkings pour les vivants, là des parkings pour les morts.
J’étais désemparé par la nouvelle de la fermeture d’El Qôbia et demandais à mon frère, resté dans notre ville natale, «si… il n’y avait pas moyen de…», il répondit désabusé : «Il y a quelques-uns, parmi les ‘’notoriétés’’ de la ville, qui ont été autorisés à enterrer un des leurs, mais il faut être puissant pour avoir ce privilège.»
remonter au plus haut
de notre civilisation
Le cycle des crises n’est donc pas fini ? Dans ma jeunesse, c’était le logement, aujourd’hui, c’est une tombe et demain que serait-ce. Mais c’est vrai qu’après la tombe, il n’y a plus de demain. J’avais raté son commencement, j’allais en rater la fin. Quelle triste parcours !
Alors, pour apaiser, en le rationalisant, mon dépit, je me mis à m’inventer des raisons : c’est vrai qu’à Skikda, mes enfants viendront moins souvent visiter ma tombe, Alger est plus accessible, alors va pour Alger. Mais là aussi, tous les cimetières étaient saturés, surtout les plus beaux à mon goût, situés sur une colline, ouverts sur la mer, couverts de petits arbres… De mauvaise grâce, j’envisageais alors la solution extrême : pourquoi me casser la tête à chercher une solution qui n’existe ni à Skikda, ni à Alger, ni partout ailleurs en Algérie, car partout ailleurs se posait le même problème, autant finir ici, en France. Evitées les tracasseries du transport du corps et, pour les enfants, ce serait plus simple pour les visites, quant aux endroits agréables, il n’en manque pas, Dieu merci ! (2)
Quel drôle ou plutôt sinistre pays est donc devenue l’Algérie ! Mal vivre, à la rigueur, j’aurais compris : on dit bien «la lutte pour la vie», «la lutte des classes» et ici, ces luttes sont âpres, brutales, sans merci, parce que les appétits sont voraces et les règles pour les contenir fragiles. Mais «la lutte pour la mort» – juste un petit carré de terre pour y reposer – à son tour emportée par la même dynamique sociale et ses désordres ! Et si les anciennes coutumes ne suffisent plus, pourquoi pas une loi, même capitaliste pour la réguler, ou, mieux un registre des vivants qui donnerait «la préférence aux locaux». Et me voilà en train de pester, d’imaginer des solutions à cette crise qui clôt toutes les autres dans l’indifférence générale. Et celle là se mesure à l’entretien des cimetières, ou plutôt à leur abandon par «les zôtorités locales» et, c’est encore plus navrant, par les habitants eux-mêmes. Ah ! ces «pieds noirs» qui n’ont toujours pas compris que leurs morts, leurs cimetières, ne sont pas plus «discriminés» que les nôtres ! Que nous sommes tous logés à la même enseigne, c’est-à-dire au même abandon !
Abou El A’ la El Maâri avait écrit quelque part, je le cite de mémoire : «Respecte le sol sur lequel tu marches, la poussière que tu as sur tes pieds contient la chair de tes ancêtres.» L’illustre poète savait de quoi il parlait, lui qui avait écrit Rissalat El Ghofran, nous transportant au-delà du monde des vivants pour moquer avec ironie la construction imaginaire du monde des morts par ceux qui devraient, un jour ou l’autre, le rejoindre. Critiqué, stigmatisé par les puritains, ces gardiens de l’ordre religieux qui lui reprochaient d’affaiblir les croyances nécessaires selon eux, à la soumission par «la peur» à cet ordre, c’est vers lui que je me suis tourné pour comprendre ce qui nous arrive aujourd’hui. Car l’abandon des morts par les vivants, des cimetières par les «autorités» et les simples gens, n’est pas redevable d’une explication positiviste du type, «mauvaise organisation» ou «crise du foncier urbain» ou encore, comme le pensent les «scientifiques», forte mortalité etc. Il nous faut aller beaucoup plus loin, à la fois descendre au plus profond de notre substrat anthropologique et remonter au plus haut de notre civilisation pour comprendre cette nonchalance toute récente à l’endroit de nos morts.
C’est vrai que de partout dans le monde, dit moderne, les morts sont devenus «encombrants», ils occupent trop de place dans les villes ou juste à leurs périphéries quand le prix du foncier augmente et la spéculation immobilière monte en flèche. Dans beaucoup de pays, le prix d’achat d’une tombe ou son loyer ne peut échapper à la règle. De même pour les cortèges et cérémonies funèbres qui doivent être discrets, courts et rapides, pour ne pas déranger la circulation des vivants ou la tranquillité des voisins.
Partout, on rationalise ce qui relevait du sacré : avec la crémation, on diminue le volume du disparu et donc le coût de sa préservation ; ailleurs, on a droit à une vraie tombe, mais pour quelques années seulement avant d’être relogé dans une fosse commune etc. Un ami, professeur à la retraite d’une université de New York, a décidé «d’émigrer» pour cette dernière partie de sa vie à Rabat : ici, m’a-t-il dit, je vois de mon balcon, le cimetière où je finirais et personne ne me délogeras parce que la loi l’interdit. Quand je le taquinais en lui disant qu’un jour viendra où cette loi changera avec «la capitalisation du sacré», il répondait, flegmatique, peut-être, mais je ne serais plus là.
En réalité, en abordant cette question de la crise des cimetières, la comparant bêtement à celle du logement, j’avais ouvert une véritable «boîte de Pandore». Je comparais l’incomparable, le «sacré au profane», ce qui n’est pas «utile» mais a une valeur symbolique inestimable comparé aux objets que nous consommons (outils, aliments, médicaments etc.) y compris le logement que nous devons payer pour rembourser leurs coûts. Alors, dans la balance de l’un et de l’autre, un cimetière, une tombe, la mort, en bref, relèvent bien évidemment de ce qui n’a pas de prix mais a une valeur inestimable.
les cimetières sont abandonnés
Elle procure à notre existence de vivants une dimension bien plus vaste que le temps d’une vie humaine, celle que les scientifiques peuvent calculer (espérance et moyenne de vie etc.), améliorer (médecine, biotechnologie etc.), mais ne peuvent lui donner un sens, une raison d’être. La crise du logement relevait du premier ordre, le profane, les prix, la marchandise et les luttes sociales qu’elle suscitait, celle des cimetières se situait ailleurs, dans l’ordre du sacré qui me renvoyait au sens même de l’existence humaine. Et j’en arrivais progressivement à cette absurde mais raisonnable conclusion(3) : c’est la mort qui donne sens à notre vie singulière, l’inscrit dans le temps long de notre histoire commune (ce que les sociologues appellent le lien social) et lui permet cette mémoire collective qui la relie aux générations passées (ce que les anthropologues appellent une communauté, une nation, une civilisation)(4). La relation à nos morts est un des fondements de notre existence sociale et historique et la crise des cimetières est révélatrice de celle, plus profonde, que traverse aujourd’hui l’Algérie. Et aujourd’hui, les cimetières, les morts et leurs tombes sont abandonnés à eux-mêmes, mais le phénomène est récent, il date de quelques décennies. Bien sûr, il s’agit des morts «normaux» comme on dit ici, pour les autres, peu nombreux, «les héros», on remarque à l’inverse un intérêt exagéré, amplifié souvent par les médias, qui tranche avec l’oubli et l’abandon de la multitude des autres. Silence pour la majorité, controverses bruyantes pour les autres marquent ainsi notre relation contradictoire à ceux qui nous ont précédés. C’est que tous n’ont pas disparu de la même manière. Les uns sont «définitivement» morts, oubliés, sortis du temps présent en entrant dans l’éternité, les autres continuent de parler aux vivants, comme s’ils étaient encore dans l’entre deux, des «go-between» disparus et présents à la fois, générant encore des messages, des significations que les vivants s’empressent d’absorber pour mieux comprendre – croient-ils – les problèmes que leur pose une actualité qu’ils ne peuvent maîtriser. Ces «émissaires» d’outre tombe se retrouvent ainsi, à l’inverse de l’immense majorité des oubliés, sur-sollicités par les vivants comme témoins à charge ou à décharge de la légitimité de leurs pensées, de leurs désirs, de leurs actions. Et ces témoins sont devenus chers et chéris : on va les chercher très loin, dans l’antiquité lointaine, source de tous les fantasmes et/ou dans le temps tout proche, de la période coloniale à la Guerre de libération pour les faire parler (n’est-ce pas ce qu’on appelle le «tribunal de l’histoire») et leur faire avouer ce qu’on voudrait qu’ils disent (5).
A. El-K. (A suivre)
Notes –
1 – Je crois savoir qu’un impôt particulier, «ez zaouala», avait été levé au Caire par un imam hanafite (au X° siècle ?) pour indemniser ceux qui acceptaient de suivre les cortèges funèbres des défunts sans famille. Quelle belle leçon d’humanisme qui peut pousser la solidarité jusqu’au delà de la vie !
2- Avec mes quelques amis algériens de Nantes, lors de nos petites rencontres après le marché du dimanche, nous discutions parfois de cette question et je compris que je n’étais pas le seul à songer à cette ultime solution. J’ajoute que j’ai été ulcéré lorsqu’un de mes meilleurs amis, ancien maquisard s’était fait enterrer aux USA où il avait vécu avec ses enfants : il s’est trouvé des voix «patriotes» de la dernière heure à lui reprocher cette décision. Pauvres gens qui s’arrogent le droit de juger jusqu’à cette ultime intimité de la personne ! Mohamed Arkoun a subi, post mortem, le même reproche quand par testament, il avait demandé à être enterré au Maroc.
3- Toute l’œuvre de Jorge Luis Borges est marquée par une tension permanente (réflexive et poétique) entre le temps et l’éternité, le présent, le passé et l’avenir. Dans une de ces nouvelles, il met en scène quelques personnages qui ont enfin obtenu ce dont la majorité rêve, devenir éternels. Mais les voilà alors plongés dans un fluide qui n’est plus le temps avec ses limites, hier et demain, le passé et l’avenir. Leur «immortalité» les a privés de leur humanité, la vie et ses angoisses, ses peurs et ses joies. Ils ne sont «rien», un néant.
4 – Certains anthropologues datent la naissance de l’hominisation avec l’apparition des premières tombes qui fixaient d’une certaine manière, les groupes humains, alors très mobiles, à un lieu collectif, celui des tombes de leurs ancêtres. C’était le début de la géographie humaine.
5- Les Grecs anciens, que je persiste à considérer, bien plus que les Romains dont on parle tant, comme partie de notre héritage intellectuel, ont été plus sages. Ils avaient distingué les dieux et demi-dieux des héros. Les premiers (dieux et demi dieux) étaient immortels ou presque, les seconds mortels et comme tels partageaient avec le commun des gens leurs grandeurs et leurs petitesses, leurs qualités et leurs défauts. Dans le cas qui nous intéresse ici, l’Algérie, les héros ont été élevés au statut des dieux ou demi-dieux, et on s’est interdit par-là même d’accepter qu’ils se comportent comme des humains qui peuvent être fourbes, cruels et jaloux, commettre des erreurs ou craindre de mourir. Observer ce qui fait leur humanité est alors devenu comme un crime de «lèse héros», un sacrilège. Ce faisant, il a été fait exactement d’eux, ce qui a été réalisé, bien avant, par tous les «héritiers» et leurs scribes des systèmes religieux, des «intouchables» donc, que l’on glorifie, auxquels on croit mais qu’on n’a plus le droit d’observer et analyser comme objets de savoirs profanes. Ils ont été «consacrés» et le «sacré» peut aller jusqu’à l’interdiction de les représenter par l’image, comme c’est le cas des «salaf» au sens religieux du terme, mais l’échelle des «interdits» est variable selon les situations. Car «les consacreurs» sont tous, peu ou prou, des croyants, les laïcs comme les religieux, des salafistes donc. Et, dans la structure instable de la mémoire collective du passé, tout proche ou très lointain, où chaque groupe tente d’imposer aux autres ses propres «salaf», de les «consacrer» comme ceux de toute la nation, j’ai perçu tout l’anxiété d’une conscience collective, mais cette fois ci d’un présent et surtout d’un avenir incertains. Les appels réitérés et controversés «aux véritables héros» sont ici un SOS que les vivants adressent aux morts.
Pour l’anecdote, j’ai été invité en 2004 par une université algérienne pour un colloque sur le cinquantième anniversaire du 1er Novembre. La salle était pleine d’étudiants mais aussi d’anciens moudjahidine dans cette région qui avait connu des batailles célèbres. Parmi eux, des «héros» respectés par tous. Pendant que je parlais en insistant sur leur simple humanité, comme par exemple, ce qu’ils ont été pendant leur enfance et adolescence, ce qu’ils ont aimé ou détesté (musiques, sports, et autres), bref de leur vie d’avant le maquis. J’avoue que je craignais de les décevoir en «descendant» à ce niveau aussi prosaïque de leur existence, eux qui avaient été habitués aux grandes envolées des rhéteurs habituels. A la fin de la séance, un vieil homme qu’on me présentât comme un illustre chef de cette wilaya me prit dans ses bras et m’embrassa chaleureusement. Il me dit quelques mots qui résonnent encore dans mon esprit : je te remercie, tu m’as donné, en me les rappelant, les souvenirs de ma vie d’humain, qui n’intéresse plus personne, même pas mes enfants. Merci!