Alain Ruscio. historien* : «L’OAS qui se voulait ‘‘bouclier’’ de la population européenne , l’a menée vers le drame et la mort»

01/02/2022 mis à jour: 20:00
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L’historien  Alain Ruscio replace la fusillade de la rue d’Isly (Larbi Ben M’hidi) , le 26 mars 1962, dans son contexte, celui d’une «escalade de la violence de l’OAS contre l’armée française et la population algérienne». Il explique que refusant le cessez-le feu, les dirigeants de l’OAS ont choisi le choc frontal, pas seulement avec le FLN algérien, mais avec tout ce qui représentait la légalité française.
 

-En recevant des collectifs de rapatriés d’Algérie le 26 janvier 2022, le président Macron a qualifié la fusillade de la rue d’Isly, le 26 mars 62, de «crime impardonnable pour la République». Quel commentaire vous inspire cette déclaration ?
 

Il me semble que cette expression est un modèle de la confusion des genres qui a fait la (mauvaise) réputation du macronisme. Il y eut, c’est évidemment incontestable, «crime». Mais «la République» doit-elle demander «pardon» (c’est comme cela que j’interprète cette formule), alors qu’il s’est agi de soldats mis en situation de faire respecter un ordre, lui-même donné suite à des provocations multiples et même d’assassinats de gendarmes et de soldats qui avaient précédé la rue d’Isly ? 
 

-Le président Macron n’a pas fait référence à l’OAS, ni à son action et sa démarche de «terre brûlée», et encore moins pour la condamner. Cela vous surprend-il ? Cette organisation n’a-t-elle pas une responsabilité dans le drame de la rue d’Isly  ? 
 

Je ne dirais pas «une responsabilité», mais «La responsabilité». Les Européens qui ont été envoyés rue d’Isly ont été les victimes d’un froid et cynique calcul des dirigeants de l’OAS (peu importe lesquels) : s’ils avaient réussi à forcer le barrage, c’était une victoire contre l’autorité légale ; si le barrage tenait, et donc si les soldats étaient contraints de répliquer, il y aurait certainement des morts, devenus les martyrs masquant les innombrables crimes de cette OAS. 
 

-Voulez-vous revenir sur le contexte de cet événement ? 
 

Le cessez-le-feu du 19 mars fut une défaite majeure pour l’OAS. Ses dirigeants avaient alors le choix entre une acceptation, même indignée, même triste, de l’indépendance devenue inéluctable, ou une fuite en avant. Ils ont choisi : «Le cessez-le-feu de M. de Gaulle n’est pas celui de l’OAS. Pour nous, le combat commence» (déclaration du 20 mars). Qu’était-ce à dire, sinon qu’ils avaient choisi le choc frontal, pas seulement avec le FLN algérien, mais avec tout ce qui représentait la légalité française. D’où l’assassinat de 18 gendarmes (21 mars) et de 5 appelés du contingent (23 mars). Dès lors, les esprits étaient surchauffés. Et l’OAS, qui a instrumentalisé la population européenne, en était parfaitement conscient. Ne pas inverser les responsabilités : c’est l’organisation terroriste, qui se voulait «bouclier» de cette population, qui l’a en fait menée vers le drame et la mort. 
 

-Comment expliquez-vous que l’OAS ait établi son ancrage plus précisément à Bab El Oued et pas dans un autre quartier d’Alger où les Européens sont installés également en nombre important ?
 

Bab El Oued est un quartier emblématique de la saga pied-noir. Depuis des décennies, des écrivains y avaient situé des intrigues, souvent drôles, pimentées par le pataouète, ce parler propre au petit peuple européen. C’était un quartier de 50 à 70 000 habitants, pour l’essentiel des Européens de condition modeste ou moyenne. Bab El Oued était devenu, avec le développement du conflit, un réduit des irréductibles de l’Algérie française, de cette catégorie de pieds-noirs qui n’avaient, eux, ni les moyens de se replier en métropole, ni les réseaux de connaissances qui leur auraient permis de le faire facilement. Il y a là une injustice supplémentaire, dans cette guerre qui en compta tant, une injustice de classes : ce furent les petits Blancs qui, côté européen, payèrent le prix le plus élevé. Sans le plus souvent, hélas, s’interroger sur ceux qui avaient réellement créé cette situation et qui, eux, s’en sortirent. 
 

-Le 8 février 1962, 20 000 personnes participaient à Paris à une manifestation contre les attentats de l’OAS et pour la paix en Algérie. A l’issue de ce défilé pacifique, les forces de l’ordre ont chargé les manifestants aux abords de la station de métro Charonne (faisant neuf morts et plus de 250 blessés). Le président Macron devrait-il prendre la parole à cette occasion et avoir un geste envers les victimes ? 
 

C’est une autre dimension de la triste histoire de l’OAS. Les responsables de l’organisation ont décidé de porter la guerre sur le territoire de la métropole, avec ce raisonnement : «Les Français de France doivent souffrir comme nous». 

Raisonnement irrationnel, certes, mais aussi criminel. Entre fin 1961 et le premier trimestre de 1962, tout le territoire a été secoué par des assassinats et des attentats, certains ciblés, certains aveugles. Dont celui du 7 février 1962, particulièrement imbécile et ignoble, car la victime en fut une petite fille de 7 ans, Delphine Renard, dont le visage ensanglanté marqua l’opinion. 

Le lendemain, des partis politiques de gauche (PCF et PSU) et les centrales syndicales appelèrent à une manifestation, totalement pacifique, de protestation contre l’OAS et pour la paix en Algérie. On connaît l’épouvantable suite : la police de MM. Debré (Premier ministre) et Frey (ministre de l’Intérieur) chargea et laissa sur le pavé et sur les marches du métro Charonne 8 victimes (une neuvième mourut peu après). Si le président Macron, après avoir accompli des gestes mémoriels (dont certains étaient positifs) gardait le silence ce 8 février 2022, soixante ans après, ce serait un pur scandale, une insulte aux victimes. Mais je ne peux ni ne veux même pas l’imaginer. 

 

Propos recueillis par  Nadjia Bouzeghrane

 

* Alain Ruscio, spécialiste de l’histoire de la colonisation française. Auteur d’une quinzaine d’ouvrages parmi lesquels Les communistes et l’Algérie. Des origines à la guerre d’indépendance, 1920-1962 (La Découverte, février 2019), La Guerre française d’Indochine, 1945-1954 (Complexe, 1992), Nostalgérie. L’interminable histoire de l’OAS. (La Découverte, 2015). Le dernier ouvrage collectif qu’il a dirigé est consacré aux « Regards français sur l’islam. Des croisades à l’ère coloniale » aux éditions Le Croquant (2021). 
 

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