Ahmed Taleb-Ibrahimi a côtoyé les plus grands d’Algérie et souvent aussi les plus grands du monde. Jeune homme, il a subi le sort qui a été celui de beaucoup d’Algériens : les geôles coloniales, la torture et les affres de l’incertitude des lendemains. Les lendemains d’Ahmed Taleb-Ibrahimi furent-ils à la mesure de ce à quoi il pouvait prétendre, sans doute légitimement ? Lui seul peut répondre à cette interrogation. De quelle façon cet homme à la parole mesurée – ce qui est la meilleure démarche pour éviter d’inquiéter le puissant du jour et donc de survivre politiquement – a-t-il marqué son époque ?
L’histoire, qui fera les décantations dont elle a le privilège, inscrira dans ses pages indélébiles le nom de celui dont l’action a imprimé un autre cours aux événements. Il y a une autre page, la page 25 du cadran où s’arrêtera le regard de celui qui aura la curiosité d’effeuiller ce livre. Il lira le visage des courtisans, des comparses, des seconds couteaux, des figurants et quelquefois aussi des bouffons quand la République mue en sultanat. Sans cette longue et terne galerie des faire-valoir, le profil du plus grand manquerait de burin. La seule chambre, où chaque homme peut être fier d’avoir séjourné, est celle des grands commis de l’Etat. Nul ne peut dénier à Ahmed Taleb-Ibrahimi d’avoir fait partie, avec mérite, du cénacle qui a donné à l’Algérie sa dimension intellectuelle et son aura diplomatique à côté des Réda Malek, Mohamed Benyahya, Sid Ahmed Ghozali, Ali Benflis, Bélaid Abdeslem, Messaoud Ait Chaalal et tant d’autres encore dignes fils de l’Algérie.
Dans le livre en question, page 85-87, cité par le quotidien Echourouk , dans son expédition du 8 janvier 2023, Ahmed Taleb relate sa rencontre avec le ministre de la Défense, le général Khaled Nezzar, qui lui aurait proposé la présidence du HCE, après la mort du président Mohamed Boudiaf. Le système politique algérien a été, depuis toujours, bâti autour d’un homme ayant gagné le sommet par l’aura du nom (Ahmed Ben Bella, Mohamed Boudiaf) grâce à un long et patient travail (Houari Boumediène), par l’artifice et l’entregent (Abdelaziz Boutefika), par un accident de l’histoire (Chadli Bendjedid), par un concours favorable de circonstances (Ali Kafi ), par un vote sans précédent de la population traumatisée par la violence terroriste (Lamine Zéroual). Une mention particulière pour Abdelmadjid Tebboune, grand commis de l’Etat distingué par l’institution militaire et élu démocratiquement, parce qu’il a eu le courage de s’attaquer seul à la corruption et à la prédation, alors que le système mis en place par les frères Bouteflika était encore tout puissant. Les images terribles du vice se gaussant de la vertu, au moment de la mise en terre de la dépouille mortelle de Réda Malek, fin juillet 2017, avaient indigné les Algériens et attisé leur colère. L’accumulation des colères avaient fini par produire le torrent du hirak. Sous quelle rubrique mettre Taleb-Ibrahimi, s’il était devenu président de la République ? Le mérite personnel ? Cela aurait-il suffi ? L’accident de l’histoire ? Oui, un funeste accident de l’histoire : l’assassinat de Mohamed Boudiaf, le titulaire de la carte numéro Un du Front de libération nationale. Mais regardons d’abord s’il est vrai qu’une proposition dans ce sens lui a été faite par «les décideurs» de l’époque ? Pour répondre à cette question, rappelons dans quelle situation se sont trouvés ces hauts responsables militaires au moment de la disparition tragique de l’architecte du 1er Novembre sur lequel la population fondait tant d’espoir au moment où le pays était soumis à une pression terrible des intégristes. Après la décennie Bendjedid, qui s’est achevée dans l’endettement, les émeutes, la montée de l’intégrisme et le chaos et après la démarche salvatrice, tragiquement interrompue, de Mohamed Boudiaf, les chefs de l’Armée voulaient proposer à la tête de l’Etat une personnalité susceptible d’être acceptée par une majorité d’Algériens, et peut-être aussi de bénéficier du préjugé favorable des chancelleries étrangères attentives aux événements qui se déroulaient dans ce pays, dont la stabilité conditionne celle de toute l’Afrique du Nord.
Le Haut Commandement de l’institution militaire, depuis les événements d’Octobre 1988, s’était vu projeté au-devant de la scène, sans l’avoir voulu ni demandé. La crise, qui n’en finissait pas, lui imposait – au risque de voir le pays s’effondrer, si l’ANP restait passive – de décider et d’agir, dans toutes les directions et à faire toutes les choses en même temps. Ce haut commandement, depuis le départ de Chadli Bendjedid, et l’interruption du processus électoral, n’avait eu qu’une préoccupation : ramener le calme dans le pays et redonner la parole au peuple, afin qu’il puisse s’exprimer, sans pressions d’où qu’elles viennent. Khaled Nezzar, ministre de la Défense nationale, dans ces moments de grande tension, voyait tous les regards converger vers lui. Rester ferme, conserver son sang-froid, agir avec discernement, prendre de la hauteur pour ne pas se laisser entraîner par la confusion alentour, malgré les drames personnels, les menaces d’assassinat dont il est l’objet (trois finiront par être perpétrés) de la posture hostile de nombreuses personnalités nationales (par opportunisme ou par méprise sur la nature de l’intégrisme) et les jugements hâtifs de l’étranger, qui vouait aux gémonies les «fauteurs de coup d’Etat». La venue de Mohamed Boudiaf avait laissé espérer le début d’un véritable renouveau. Le geste insensé de Lembarek Boumaarafi avait ramené le pays à la case départ et placé l’ANP face à une situation peut-être plus compliquée encore que celle qui prévalait au lendemain du départ du président Bendjedid. Qui aura suffisamment d’intelligence politique, de compétence, de détermination et de courage pour exercer la fonction présidentielle dans le contexte chaotique qui prévalait alors ? Avec quels hommes, avec quels moyens ? La présidence de la République était encore vide de substance. Mohamed Boudiaf n’avait pas eu le temps de la revitaliser et de la structurer pour lui permettre de jouer le rôle que lui confère la Constitution. Les fidèles, qu’il avait réunis autour de lui, étaient venus pour la plupart de l’étranger. Ils avaient peu d’expérience de la gestion et encore moins du terrain. Le terrorisme islamiste prenait de l’ampleur. Il multipliait les tueries et les exactions. Le pays était pratiquement en état de cessation de paiement. Le dialogue national était boudé par les forces politiques représentatives. Les personnalités de la mouvance démocratique exigeaient à tue-tête «le retour des militaires dans les casernes». Ils débitaient les petits mots de l’idéologie occidentale qui provoquent les grands maux de ceux qui les subissent. Ainsi ont été détruites les armées de l’Irak, et puis celles de la Libye et de la Syrie, laissant les peuples de ces pays à la merci «des redresseurs de torts» prompts à faire décoller les bombardiers. L’ANP était, une fois de plus, seule. Seule, mais nullement isolée. La population, traumatisée par la violence des intégristes, attendait tout d’elle. Les chefs de l’armée, conscients de cela et mesurant avec justesse l’audience véritable du parti islamiste amoindri, dès lors qu’il avait opté pour la violence djihadiste, n’étaient ni pessimistes ni affolés, étonnants par leur assurance et leur calme les observateurs étrangers qui ne doutaient plus de la victoire des extrémistes. La fièvre, qui avait saisi tous ceux qui avaient les yeux fixés sur l’Algérie, à la veille des élections de décembre 1991, était de nouveau à son summum.
Ambassadeurs arabes se désolant sincèrement de voir l’Algérie frappée encore une fois, diplomates occidentaux renforçant davantage la protection de leurs bâtiments et mettant à l’abri femmes et enfants, analystes faisant de savantes et pessimistes projections, représentants de la presse mondiale, présents à Alger, fiévreux d’impatience, tous s’attendaient à l’éclatement imminent de l’armée, prélude à la désintégration de l’Etat. Le seul paramètre qui n’est jamais rentré dans l’équation de ces braves gens, c’est la nature véritable de l’ANP. (Que le lecteur me permette cette brève parenthèse. Par le sang versé sur les flancs calcinés des djebels, par les moudjahidine longtemps à la tête de l’armée, par la mosaïque réussie du service national, dans chaque chaumière du pays bât le cœur de l’armée algérienne. Aucune force ne peut déliter une telle armée. L’ANP a été présente chaque fois que les périls ont menacé. Où en serions-nous si elle avait fléchie au moment où la folie terroriste déferlait sur le pays ? Où en serions-nous lorsque la colère du hirak faisait gronder la rue ? En protégeant les manifestants, en mettant hors d’état de nuire ceux qui pensaient que l’Algérie était leur propriété personnelle, en veillant, en décembre 2019, afin que seul le verdict souverain de l’urne tranche quant au choix du futur président de la République, l’ANP a évité au pays de terribles lendemains. Les ennemis de l’Algérie n’ont pas désarmé pour autant. Ainsi voit-on d’inconsolables perdants, à grand renfort de juges étrangers, tenter par la calomnie et le faux témoignage de porter atteinte à l’honneur de l’ANP en la décrivant comme un ramassis de massacreurs du peuple et de tortionnaires. Sur ce volet aussi le combat continue.
Revenons à notre sujet, soit les jours qui ont suivi la mort du président Boudiaf. Il faut garder à l’esprit que l’ANP ne voulait à aucun prix d’une solution à la chilienne. La pointure et le lustre des bottes de Pinochet n’intéressaient aucun des hauts dignitaires militaires de l’époque. Aucun d’entre eux n’en voulait. Aucun d’eux n’y a pensé ni pendant les troubles qui ont précédé l’arrêt du processus électoral, ni au lendemain de ces mêmes élections avortées ni, encore moins, après la disparition du président Boudiaf. C’est dans cette atmosphère tendue, pleine de surenchères, d’invectives et d’accusations, que l’option Ahmed Taleb-Ibrahimi avait été envisagée. Envisagée après la dérobade de Mohamed Salah Mentouri et la distance à la politique affichée par le vieux militant indépendantiste Mohamed Said Mazouzi, également pressenti.
L’hebdomadaire, géré par le regretté Abderrahmane Mahmoudi et derrière le rideau, par Mohamed Mguedem, certainement initié par plus haut que lui (aucun rapprochement à faire avec Mohamed Mokadem, alias Anis Rahmani), commençait à «vendre» la marque Ahmed Taleb-Ibrahimi. Un numéro de l’hebdomadaire est presque entièrement consacré à Ahmed Taleb. Il est photographié dans une posture présidentielle. Le texte est un dithyrambe. L’affaire semblait pliée, jusqu’à ce qu’un grain de sable vienne enrayer la mécanique et provoquer dans le même hebdomadaire un autre article qui prenait à parti, avec virulence, celui que la veille encore les portes plumes de l’homme au dessus de Mohamed Mguedem portaient aux nues. Nous avons dit plus haut qu’Ahmed Taleb-Ibrahimi avait toujours été maître de son propos et que cela l’avait toujours servi. Sauf une fois, la fois où le destin allait basculer en sa faveur… Voyons ce qu’écrit le général Khaled Nezzar dans ses mémoires, à propos de sa rencontre avec Ahmed Taleb- Ibrahimi. «…Ahmed Taleb-Ibrahimi, dans les circonstances que vivait le pays, pouvait contribuer à ramener les gens du FIS à une plus saine appréciation des réalités autour d’eux… Après les funérailles de Mohamed Boudiaf… nous nous transportons au MDN. A peine assis, il me dit une chose stupéfiante qui me montra combien nous nous étions trompés sur cet homme réputé intelligent et fin politique : ‘‘Mais quelle mort vous lui avez donnée !’’ nous avons donné une belle mort à Boudiaf ! Autrement dit : ‘‘En le laissant là où il était, il serait mort incognito.’’
J’avais devant moi l’homme auquel nous avons pensé pour occuper la place de Boudiaf. Nous avons donc ramené Boudiaf pour «lui donner une belle mort»… (ces) mots m’indignent… Je reconduit mon visiteur au bas de l’escalier. Oui, au bas de l’escalier».
Mohamed Maarfia, moudjahid