Ahmed Taleb-Ibrahimi : Mémoires d’un Algerien «Craintes et espérances (1988-2019)

08/01/2023 mis à jour: 12:59
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Ahmed Taleb-Ibrahimi

C’est toujours agréable de converser avec Ahmed Taleb-Ibrahimi, tant l’homme renferme diverses facettes et reste, à 91 ans, prolifique en livrant des messages aussi variés qu’instructifs. Le lire est aussi un régal, car Taleb-Ibrahimi, qui maîtrise parfaitement les deux langues arabe et français, est «une boîte noire», une mémoire prodigieuse de l’histoire contemporaine de notre pays, qu’il a accompagnée, en acteur engagé et important dès le milieu du siècle dernier, au sein de l’UGEMA, où il s’est distingué dans sa direction. Médecin hématologue, Si Ahmed, fils de Cheikh Bachir El Ibrahimi, participe à la fondation du Jeune musulman, organe des Oulémas, au début des années cinquante. En raison de son engagement nationaliste, il est emprisonné de 1957 à 1962. Après l’indépendance, il a été notamment, ministre de l’Education, et des Affaires étrangères. Tout son parcours militant, Taleb-Ibrahimi l’a consigné dans ses Mémoires d’un Algérien. Il en est à son quatrième tome, sorti cette semaine, le jour de son anniversaire, (il est né le 5 janvier 1932 à Sétif), chez les éditions Casbah, tout aussi attirant, sinon plus, que ses prédécesseurs, car il aborde des thèmes récents, brûlants, gravitant autour «Des craintes et espérances», qui constituent la trame de cet ouvrage qui retrace les événements entre 1988 et 2019, vécus et racontés par l’auteur, acteur actif et témoin privilégié Je m’attache ici à vous livrer partiellement, des extraits pour ne pas déflorer le sujet. Je ne vous cache pas que je voulais accompagner ce témoignage d’un entretien avec si Ahmed. Je lui en ai fait la proposition de vive voix, mais sa santé actuelle, précaire ne le permet pas. Et c’est dommage. En attendant une prochaine rencontre, nous lui souhaitons, vivement, un prompt rétablissement. Ce livre, est forcément captivant, car il fait une plongée dans une période cruciale et dramatique de la vie de notre pays, à partir du premier soubresaut d’Octobre 1988, qualifié par certains de «chahut de gamins»,jusqu’à l’annulation du 5e mandat de Bouteflika et l’avènement du Hirak en 2019. Entre  ces dates, des événements tragiques ont émaillé la marche de notre pays. En homme pondéré et guère oublieux, Si Ahmed, à la grandeur d’âme avérée, a commencé par dédier son ouvrage «A la mémoire de Bélaïd Mohand Oussaïd, mon collaborateur et ami de 50 ans, qui possédait les vertus cardinales  du militant authentique : compétence, courage, probité et fidélité, qui m’a déchargé de moult corvées quotidiennes, afin que je puisse me consacrer, exclusivement à la rédaction de ce quatrième tome. En signe de reconnaissance et de profonde affection». D’entrée, l’auteur prend à témoin son lectorat, en s’appuyant sur un verset du Coran (la Génisse 283) : «Ne dissimulez pas le témoignage : celui qui le dissimule, son cœur est tout péché».Commençons d’abord par la fin de ce préambule, que cet homme politique fécond, gratifie d’une belle légende qui mérite d’être citée. «Le Calife abasside ElMa’moun demande à son oncle Abdullahibn al Hassan, qui était d’un âge avancé : ‘‘Que te reste-t-il des plaisirs de la vie?’’ Il lui répond : ‘‘Deux : le premier est de jouer avec les petits enfants et le second est de parler avec les sourds, muets, aveugles.’’ Al Ma’moun retorque : ‘‘J’ai compris le premier, mais qu’en est-il du second ?’’» Il lui explique «la lecture des livres, car ils ne t’importunent pas de leur voix, ne t’espionnent pas de leur écoute et ne t’épient pas de leur regard». Si Ahmed enchaîne : «Je ne fais plus partie du gouvernement à partir du 7 novembre 1988, alors que j’avais présenté ma démission au président Chadli le 8 octobre, après 23 années d’affilée au service de mon pays. Me voici auprès des miens et au milieu de mes livres pour entamer une nouvelle existence.» «Novembre 1988, je peux m’adonner allègrement à mon hobby favori, dont j’ai été quasiment privé durant 23 ans. La lecture. Je bénis la mémoire de mon père (Cheikh El Bachir El Ibrahimi, ndlr), qui m’a légué des livres et l’amour des livres.» Si Ahmed évoque «la défaite électorale de juin 1990, provoquant des remous au sein du FLN qui semble mal s’adapter au multipartisme après 27 ans de parti unique. Même les ténors du FLN se réunissent le 27 octobre 1990 pour débattre de l’opportunité de quitter le comité central. Ils se contentent de signer un document, qui insiste notamment, sur la confusion entretenue entre le Parti et l’Etat, sur le clair obscur, qui caractérise les choix économiques et réclame une réunion extraordinaire du Comité central. Au lieu d’ouvrir un dialogue, le pouvoir répond par l’invective, en parlant «d’acquisitions illégales» sans préciser qui il vise. «Je rétorque que je n’ai cessé, devant le Comité central, de réclamer la transparence, c’est- à-dire la publication de la liste des biens de tous les grands commis du Parti et de l’Etat.» Sur le retour de Ben Bella, le 21 septembre 1990, qui l’a envoyé au cachot pendant 8 mois, en 1964. «Tout ce qu’il reproche, aujourd’hui, à Boumediène, c’est lui qui l’a initié, qu’il s’agisse du parti unique, du socialisme, de l’autogestion, etc. Il y a quelques jours, il a regretté la nationalisation des terres en 1962. Je regrette qu’il n’ait pas regretté aussi l’humiliation de la torture qu’il a fait subir à des milliers et des milliers de ses compatriotes.» «Au cours des tractations secrètes entre la Présidence (représentée par le président de l’APN, M. Belkhadem et la direction du FIS, le départ du chef du gouvernement est décidé» Sur Boudiaf, Si Ahmed reprend les conclusions de l’enquête, à savoir «l’acte isolé et la thèse de négligences coupables et criminelles». L’auteur écrit : «Nous ignorons encore les motivations et l’identité des commanditaires de cet acte criminel. Tout ce que nous savons c’est l’identité et la fonction du présumé assassin.» Evoquant ses souvenirs, Si Ahmed se rappelle des années de prison en France où il a côtoyé Boudiaf. «Les liens qui se tissent en prison, je le découvre, encore une fois,  sont indéfectibles. Je me rappelle que Boudiaf avait apprécié, c’est lui qui me l’a dit, que je sois pratiquement le seul responsable de l’UGEMA, à ne pas avoir effectué le voyage, de Tlemcen, où bon nombre de cadres affluaient pour faire allégeance à Ahmed Ben Bella, dans l’espoir d’obtenir un poste de ministre ou de figurer sur la liste des députés.» 

La dérobade de Bouteflika

C’est par le porte-parole de la Commission du dialogue national que l’on apprend que Bouteflika «après avoir donné son accord pour le poste de chef de l’Etat est revenu sur sa decision». En vérité, le commandement de l’armée, convaincu par le lobbyng de Larbi Belkheir, sollicite Bouteflika, qui commence par accepter, mais après moult discussions et tergiversations finit par jeter l’éponge. Que s’est-il passé vraiment ? Nous sommes, en présence de deux versions. Pour Bouteflika, qui m’a rendu visite quelque temps après, l’offre du Commandement de l’armée n’était pas sincère, car en lui demandant de se présenter devant la CDN, elle voulait l’humilier, puisque le président de cette commission (Youcef Khatib, ndlr) avait manifesté, son hostilité à une telle solution. Khaled Nezzar, lui, réplique : «Je tiens à préciser qu’il n’a jamais été question de le faire nommer par la conférence, puiqu’elle avait déjà clos la séance. Toutes les bonnes raisons qu’il donnera plus tard ne seront que des faux-fuyants pour cacher sa reculade.» Et il ajoute plus loin, il venait de prouver, au moment de l’épreuve, que, longtemps caché sur les pans d’un large burnous, il n’avait semblé grand que dans l’ombre d’un grand (Boumediene) !!! A propos de la plateforme de San’t Egidio, en 1995 contestée par le pouvoir, Si Ahmed est resté ferme dans ses convictions. «Je suis reçu, le 27 février, Zeroual commence par critiquer la tenue de la réunion de Rome. Je lui pose alors la question : ‘‘Auriez-vous autorisé sa tenue à Alger avec les mêmes participants ?’’ Silence. Puis il aborde ce qui lui tient à cœur. Les élections présidentielles. Je lui réponds. Organiser à la hâte ces élections , c’est mettre la charrue avant les bœufs, car sans accord préalable avec l’opposition, cette élection sera une farce sinistre, dont le dindon ne sera assurément pas le peuple.» Dans la campagne pour les présidentielles, Si Ahmed, ciblé par les journalistes, est assailli de questions. Le soutien au FIS et à l’AIS, l’amnistie générale, la scolarité de ses enfants... Il replique : «Nourris de l’illusion du tout sécuritaire, artisans acharnés ou victimes de la diabolisation de l’islam, ils voyaient en moi le prototype de l’intégriste parfait. Si celui qui accomplit sa prière se comporte en musulman respectueux des valeurs musulmanes, est intégriste, alors je le suis.» Mais au fur et à mesure que le débat avance, je perçois chez mes interlocuteurs moins d’agressivité. L’éditorial du Soir d’Algerie, habituellement hostile, illustre nettement cette tendance. Il ressort en fin de compte que le candidat que je suis n’est pas celui qu’on leur a décrit. Pas du tout intégriste. Plutôt très ouvert sur le monde. Finalement, Taleb-Ibrahimi a dû, en toute conscience, à l’instar des autres candidats, se retirer, laisser seul sur la scène le candidat du pouvoir. «Le retrait des candidats a donné un régime légal mais sans légitimité et donc incapable de répondre avec succès aux exigences de la réconciliation et du changement.» Ce qu’il en tire comme enseignement ? Les élections du 15 avril 1999 auraient pu effectivement provoquer un changement notable, stratégique et non tactique, dans le traitement de la crise en constituant un début de solution, si l’intérêt de la nation,et non l’intérêt d’un clan, avait primé... Si Ahmed racontera dans les détails les déboires du parti Wafa, qu’il a créé et non agréé, des événements tragiques de Kabylie en 2001, des combats menés pour la levée de l’Etat d’urgence et l’instauration d’un véritable Etat de droit, de la parodie électorale du 8 avril 2004, du complot contre sa candidature, de la réconciliation dévoyée, du pouvoir absolu, qui corrompt absolument, du Hirak, lorsque le peuple décide de vivre... L’épilogue du livre, ou annexes, est consacré aux rencontres de l’auteur avec des hommes politiques ou de culture, comme Jaques Berque, Slimane Cheikh, Ali Merad, Hocine Ait Ahmed, Mohamed Arkoun, Assia Djebar, François Burgat, Malek Haddad, Nouredine Nait Mazi. Des pages d’histoire dans toute leur crudité, dans toute leur nudité.  

AHMED TALEB IBRAHIMI 

Mémoires d’un algérien,  tome 4 craintes 
et espérances (1988-2019 )casbah editions janvier 2023 1500 da

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