Ahmed Benaïssa n’est plus : La classe, le talent...

21/05/2022 mis à jour: 14:36
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D’aucuns, à l’instar de Bensmaïl et Bachir Derraïs, estiment qu’il aurait fait une carrière exceptionnelle en France. On se souviendra toujours  de sa sympathique volubilité, de ses rires tonitruants, de son air parfois ombrageux au point d’inquiéter. 

 

Hier, à 4h30 du matin, Ahmed Bénaïssa est décédé d’une embolie pulmonaire dans son sommeil à Cannes dans un hôpital où il avait été évacué après un malaise, indique dans un post notre confrère Meziane Ourad. 
 

Ahmed était invité au prestigieux festival où il devait dans la journée être de la présentation de La goutte d’Or où il figure en bonne place au générique. On le verra au cinéma une dernière fois dans le personnage de Haroun sous la direction de Malek Bensmaïl, ce personnage principal auquel il a magistralement donné vie au théâtre dans Meursaults d’après Meursault contre-enquête de Kamel Daoud, adapté et mis en scène par Philippe Berling. 

C’était la dernière apparition de Ahmed sur les planches, au TR Oran, où il a subjugué le public, comme à Avignon, malgré une mise en scène terriblement statique pour un huis clos. Cela l’avait obligé à tout donner par la voix, sa voix grave, et sa modulation dans divers registres, le tout souligné par une économie de gestes et des déplacements millimétrés. Sollicité, Malek Bensmaïl explique son choix pour Benaïssa dans son film : «Parce que c’est le seul comédien d’envergure, par sa présence, son intelligence de jeu, son intelligence du texte, sa voix hypnotique qui prend les intonations de conteur et par son visage, qui possède tous les éléments romanesques pouvant vous entraîner dans la vie kafkienne du personnage.» Malek estime que cet immense comédien n’a pas été exploité à sa juste valeur par le cinéma algérien, confiné qu’il a été dans des seconds rôles. 

Retour sur un parcours artistique depuis que le monde du spectacle a fasciné Ahmed avec au départ les émotions des fêtes religieuses dans le Nédroma des vacances d’été de son enfance puis vers neuf ans, à Mazouna, où il joue devant la caméra 9,5mm d’un autre gamin durant 1mn30 ! La magie du spectacle l’entraîne à se fabriquer son propre cinéma avec un carton, une lucarne aménagée dedans, une bougie, une manivelle de fortune, des décalcomanies et pour le reste l’évasion dans l’imaginaire. 

Sa vie fantasmagorique est suspendue un moment lorsqu’il doit rejoindre son père à Paris qui s’y était replié après sa libération suite à des activités nationalistes au pays. Le déracinement est compensé par les spectacles qui sont donnés à l’école. Il a droit au théâtre, Molière en particulier. 
 

Cela continuera dans l’Oise, à l’internat d’un collège, où chaque semaine il y a un film. Il s’impose en projectionniste attitré. En 1960-61, nouveau changement, il est à Lyon, il a 17 ans. Il fréquente un petit théâtre qui présente également des spectacles de marionnettes. C’est sa fréquentation du monde artistique au Théâtre de la Cité qui va le marquer à cette période de sa jeune vie. Il est invité par des comédiens à assister au spectacle dans lequel ils sont distribués, Al Capone, mis en scène par Planchon. C’est l’éblouissement. 

A l’indépendance, le consulat de Lyon l’intègre dans un stage d’animation à l’intention de compatriotes venus d’Algérie. Plutôt que de rester en France où il est sollicité, il rejoint le pays. A Sidi Bel Abbès, il intègre le conservatoire municipal dirigé alors par Saïm El Hadj qui dirigeait l’une des trois plus importantes troupes théâtrales algériennes de l’Oranie avant l’indépendance. Juillet 1964, en visite familiale à Alger, il apprend qu’un stage regroupe des sortants de conservatoires en stage à l’initiative du TNA. 

Bénaïssa s’y incruste et convainc Boudia et Mustapha Kateb de le garder. Après six mois de formation, il est classé premier dans chaque discipline. Sa première distribution s’effectue sous la houlette de Alloula en 1966/67 dans Monnaies d’or. Il y est époustouflant. Il est retenu par le TNA pour un stage de perfectionnement en France. 

Mais, il le quitte parce qu’il n’y était question que de théorie, ce qu’il en avait plein la tête. C’est de pratique de la scène qu’il avait besoin. Il opte pour l’université internationale de théâtre et y goûte à toutes les formes de théâtrales : Brad and puppet, théâtre pauvre, etc. En 1968, il est de la troupe Perennetti et Jean Marie Serreau pour une tournée à travers l’Europe. Au retour, sa boulimie dans l’exercice du métier est telle qu’en matinée, il est d’un spectacle et en soirée dans un autre. 

(Ahmed Benaïssa dans son dernier rôle au théâtre )

 

 

Café-théâtre
 

 Il fera du café-théâtre puis il tâte du cinéma. Ayant fait le tour du métier en France, il revient en 1971 au pays. Il découvre effaré que le théâtre avait regressé, remplissant ses rangs avec la décentralisation par des contingents d’amateurs sans solide formation académique et pratiquant un théâtre voué à la propagande. Cela le changeait atrocement du théâtre latino-américain, japonais, chinois, du living théâtre et de l’open théâtre qu’il a connus. Désabusé au bout de trois années, il met de la distance entre lui et les planches et opte pour le cinéma. 

Pendant dix années, il y est à l’affiche sur le grand comme sur le petit écran. Sa belle gueule d’acteur et sa dégaine trouvent à s’employer. En 1985, il revient au théâtre sans réaliser rien de probant. C’était le règne de «la crise des textes» collant à la réalité nationale parce que piocher dans le théâtre universel n’était pas de mise pour ne pas dire interdit à moins d’algérianiser et de gommer la sève première des œuvres. 

Il devient metteur en scène par défaut, mais toujours sans rien de probant. Il investit le théâtre pour enfants avec une superbe Kalila ou Dimna. En 1996, il accepte la direction du théâtre de Sidi Bel Abbès alors en situation de mort clinique depuis que Kateb Yacine n’y était plus. Il y injecte du sang neuf avec l’appel à de talentueux jeunes artistes de la ville : les Abbar Azzedine, Yahia Benamar, Niddal el Mellouhi et d’autres. 

Mais Bel Abbès aura été une parenthèse dans le parcours d’Ahmed. Il revient à la mise en scène au TNA. Sa plus belle création aura été El maghara el mounfajira en 2007 d’après La grotte éclatée de Yamina Méchakra adaptée par Haïder Benhassine. Cet étouffant huis clos réunissait deux comédiennes inspirées, Linda Sellam et Malika Belbey dirigées de main de maître. Sur deux décennies, il monte des spectacles-écoles, des spectacles où il forme au métier d’acteurs des comédiens. 

Au cinéma, on fait appel à Ahmed pour des seconds rôles où il fait étalage de son immense talent. D’aucuns, à l’instar de Bensmaïl et Bachir Derraïs, estiment qu’il aurait fait une carrière exceptionnelle en France. On se souviendra toujours de sa sympathique volubilité, de ses rires tonitruants, de son air parfois ombrageux au point d’inquiéter. 

Au fait, qu’en est-il du caractère indiscipliné qu’on lui prête ? Il répond sans hésiter : «C’est vrai, j’ai été infect parfois avec des créateurs ici et en France. Mais c’étaient des humeurs d’artiste. 

C’était l’inquiétude, l’absence de sûreté en soi. Là-bas, on le comprend. C’est vrai, il m’arrivait d’être indiscipliné mais c’est quand j’ai le malaise, quand je ne comprends pas ce que je dois donner. Cela provoque des malentendus. » 

Adieu Ben !

 

 

RÉACTIONS 

Safy Boutella (compositeur, producteur)
 

«Ahmed Benaïssa ! Mon Dieu, quelle immense tristesse ! Je t’aimais tant, nous t’aimions tant mon si cher Ahmed. Rabbi yarahmek. Repose en paix. Mes condoléances les plus sincères à toute la famille.»
 

Rym Takoucht (actrice)
 

«Aujourd’hui, le cinéma algérien est en deuil, notre Grand Artiste acteur comédien, Ahmed Benaïssa, nous a quittés pour un monde meilleur. Paix à son âme.»
 

Mustapha Boutadjine (designer)
 

Quelle tristesse et quelle perte. Qu’il repose en paix notre frère modeste et généreux. Mes condoléances à sa famille et à ses proches
 

Amar Tribeche (réalisateur)
 

«Adieu l’artiste ! Tu vas beaucoup me manquer. Adieu/ Allah yarahmak ou iwessaa aâlik.»
 

Salim Aggar (ancien directeur de la Cinémathèque)
 

«C’est avec une grande tristesse que j’ai appris ce matin la mort de l’un des plus grands comédiens algériens, Ahmed Benaïssa. C’était un ami, un frère et comme moi un amoureux du cinéma et du théâtre. Il était là toujours présent pour encourager les jeunes et les moins jeunes dans leur carrière. Il était présent dans tous les festivals et les rendez-vous cinéma. Sa carrière est exemplaire et non égalable. Il y a quelques mois, j’ai rencontré son frère dans un café relais entre Oran et Alger. Un frère que je ne connaissais pas et qui m’a approché et s’est présenté et nous a payé à tous un café. Il m’avait informé que son frère était installé en France depuis la crise de la Covid. Je savais qu’Ahmed était malade, mais il avait cette dignité de cacher sa douleur et il est mort en silence. C’était un grand homme, un comédien de grande classe. J’espère qu’on pourra lui rendre un dernier hommage ici à Alger ou à Sidi Bel Abbès d’où il est originaire. Allah Yerahmou… En 2014, lors des Journées cinématographiques d’Alger (JCA) que j’organisais, il était avec l’équipe du film Loin des hommes de Réda Kateb, Djamel Barek et le réalisateur français David Oelhoffen. Après cette rencontre, le réalisateur français lui a offert le rôle du parrain dans son film les Frères ennemis en 2018. C’est à travers des rencontres dans les festivals que se construisent les projets et les carrières. Repose en paix mon frère.»
 

Nabila Goumeziane (Directrice de la Culture de Tizi Ouzou)
 

«Je viens d’apprendre avec affliction le décès de notre cher et grand ami, l’artiste Ahmed Benaïssa : un grand homme qui a consacré sa vie à l’art et la culture. Je présente en mon nom, et au nom du personnel et cadres du secteur de la culture de la wilaya de Tizi Ouzou, mes sincères condoléances à son honorable famille et à la famille artistique.»


 

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