Deux avocats arrêtés successivement au siège du barreau à Tunis sur ordre du parquet. Ce dernier évoque des refus d’obtempérer des concernés à des convocations de justice. L’Ordre des avocats appelle à l’intervention du président de la République pour le retour à l’ordre. Le pouvoir évoque l’application de la loi face à des germes de désobéissance.
Une ambiance de défi a régné ces derniers jours et règne encore dans la maison de l’avocat, devant le Tribunal de Tunis, devenue l’abri des professionnels contestataires. Le début de cette vague de contestation a été donné par l’ex-bâtonnier, Me Chawki Tabib, en sit-in depuis le 30 avril dernier, demandant qu’un juge l’auditionne et lui explique ce qui pourrait justifier son interdiction de voyage.
Ensuite, ce fût au tour de Me Sonia Dahmani, avocate qui s’est mue en chroniqueuse sur les plateaux de radio et de télé, convoquée le 9 mai pour audition par le parquet le lendemain. La défense de Me Dahmani a demandé le report de l’audition, ce qui fut refusé par le juge qui a prescrit un mandat d’amener. La concernée n’a pas obtempéré et s’est réfugiée depuis le vendredi 10 mai à la maison de l’avocat.
Entre-temps, une campagne de soutien a été organisée par la société politique et civile. La maison de l’avocat s’est transformée en lieu de contestation, où des militants viennent pour exprimer leur soutien à Me Dahmani. Il y avait même une équipe de la télévision de France 24. Après des tractations non concluantes avec l’Ordre des avocats durant la journée du samedi 11 mai, une brigade de la police judiciaire a intervenu samedi soir pour déloger la concernée et l’emmener pour son audition le lendemain. Le juge a décidé dimanche 12 mai de l’incarcérer malgré la requête de la défense de la laisser en liberté.
La tension ne s’était pas arrêtée à ce stade, puisque l’ordre des avocats a appelé à une assemblée générale pour dimanche 12 mai, qui a décidé d’observer une grève le lendemain afin d’exprimer leur contestation contre la violation du local des avocats. Au même moment, les autorités ont ordonné des garde-à-vue de 48 h, renouvelées depuis, à l’encontre des journalistes Mourad Zeghidi et Bourhane Bsaies, collègues de Sonia Dahmani dans la même émission, sur la base du décret-loi 54 portant sur la lutte contre les infractions en matière de systèmes d’information et de communication.
Le lendemain, lundi 13 mai, la tension s’est poursuivie à la maison de l’avocat, puisqu’en marge de la grève, exécutée par les avocats durant la journée, le parquet a ordonné l’arrestation des avocats Mehdi Zagrouba et Nidhal Salhi, pris en flagrant délit de violences morales et physiques contre deux agents de l’ordre, selon un communiqué du ministère tunisien de l’Intérieur. L’arrestation de Me Zagrouba a été opérée encore une fois au siège de l’Ordre des avocats.
Le bâtonnier Hatem Mziou a dénoncé l’assaut et appelé à une enquête du ministère de l’Intérieur. Le bâtonnier a également appelé, lors d’une conférence de presse tenue hier, à l’intervention du président de la République. «Nous n’avons aucun problème avec le président de la République, et il m’a déjà assuré de son respect pour notre secteur lors de notre dernière réunion. Aujourd’hui, nous lui demandons d’intervenir d’urgence pour remettre les choses en ordre. Nous rejetons les punitions collectives et soutenons un procès équitable sans recours à la force (…)», a notamment dit le bâtonnier.
Réactions
Cette tension au sein de la corporation très politisée des avocats, a donné de l’oxygène à l’opposition organisée dans le cadre du Front de Salut national, qui a appelé à une manifestation dimanche 12 mai en soutien aux prisonniers politiques, incarcérés dans le cadre de l’affaire intitulée «complot contre la sûreté de l’Etat».
En effet, les observateurs ont souligné que ce sont essentiellement des avocats islamistes qui ont constitué le noyau dur de la contestation des avocats depuis vendredi, avec, à leur tête, le dirigeant d’Ennahdha, Me Samir Dilou, et l’ex-député Seifeddine Makhlouf, connu pour être l’un des leaders salafistes.
La même contestation a accompagné l’arrestation de Me Zagrouba puisque ce dernier a été déjà impliqué dans l’affaire dite de l’aéroport, lorsqu’il avait tenté en mars 2021, avec Me Makhlouf, de faire passer une salafiste fichée malgré l’interdiction de voyager la frappant. Mes Zagrouba et Makhlouf avaient déjà été condamnés dans cette affaire.
Face à ces rebondissements, Me Abderrahmane Jabnouni, avocat de Sfax, a trouvé que «l’Ordre des avocats a été entraîné, sans qu’il ne le perçoive, dans une affaire politique habilement orchestrée par les islamistes d’Ennahdha, puisqu’il n’y avait, à la base, qu’un refus d’obtempérer à une convocation de la justice de la part de Me Dahmani.
Et nous nous retrouvons, malheureusement, face à une affaire d’opinion publique et d’atteinte aux libertés». Me Jabnouni attire l’attention sur «la présence des télés France 24 et Al Jazeera qui n’est pas anodine, ainsi que la médiatisation gonflée de cette affaire concernant quelqu’un qui a refusé de répondre à une convocation de la justice».
Et El Yes Gharbi, l’animateur de l’émission Midi Show sur Mosaïque Fm, a clairement pris la défense de Me Dahmani du moment qu’il passe dans son émission des «live» des avocats de sa défense, sans donner autant d’importance aux propos du parquet.
Par contre, plusieurs autres commentateurs, tels que le politologue Ali Ben Amor, attirent l’attention au fait que «Me Sonia Dahmani est un produit médiatique de Nabil Karoui, l’ex-candidat à l’élection présidentielle en 2019, et elle avait reconnu, qu’en tant que chroniqueuse, elle est au service de celui qui la paie».
La question, pour Ali Ben Amor, c’est «qui a ordonné un tel show, aujourd’hui et qui le finance ?» Il est clair que «la question de Me Sonia Dahmani a pris plus de proportion qu’elle n’en mérite», conclut le politologue.