C’était l’une des figures les plus en vue qui, par la magie de son talent, a illuminé la scène artistique constantinoise. Ténacité, passion et humilité étaient son triptyque. Retour sur quelques tranches de vie d’un personnage hors du commun tombé, aujourd’hui, aux oubliettes.
Et pourtant, l’homme tenait le haut du pavé à son époque. Il faisait le plein à chaque fois qu’il se présentait devant un public acquis entièrement à sa cause. Pour rappel, Constantine vivait, en ces temps, une véritable renaissance culturelle où la musique andalouse occupait la tête d’affiche. Un boom associatif qui se traduira par la profusion de plusieurs associations artistiques, à l’instar d’El Hillal qui verra le jour le 12 juin 1932, Mouhibi El Fen (les Amis de l’Art 1933), Echabab El Fenni (1937).
Et la liste est loin d’être close. Résultat : des hommes entièrement dévoués aux vertus de l’action formatrice vont prendre le relai pour perpétuer un art bien de chez nous. Tel est le cas de Si Abderahmane Bencharif qui, à ses heures perdues, va ranimer la flamme sacrée d’un genre musical qu’il léguera pour la postérité. L’histoire fascinante de cette icône constantinoise commence un beau jour du 2 janvier 1918 à Derb Bencharif, haut lieu de la Médina de Constantine, non loin de Rahbet Essouf, autrefois Place des Galettes, et ce, juste à quelques pâtés de maisons, voisinant la mosquée Sidi Mimoune. C’est ici que le jeune Abderrahmane entame son parcours scolaire avant de poursuivre des études secondaires au lycée D’Aumale (aujourd’hui Ahmed Réda Houhou). C’est à cette époque, d’ailleurs, qu’il découvre à son grand bonheur le monde artistique. Ainsi débute sa belle aventure avec la musique et le théâtre.
Une jeunesse au service de l’art
Pour affiner son jeu comme comédien, il adhère à l’âge de 18 ans à la célèbre troupe théâtrale Mouhibi El Fen (Les Amis de l’art) où il interprète son premier rôle dans une pièce présentée au théâtre de Constantine le 8 janvier 1936. Une comédie en trois actes, intitulée Les imposteurs, texte écrit de main de maitre par Mohamed Ennadja, lui-même membre fondateur de ladite association. Ainsi donc, son baptême de feu est une réussite avec comme compagnons de scène ; Abdelhamid Benelbedjaoui, Mohamed Cherif Bentchakar, Salah Bensebagh, Abdelhamid Benabdelmalek, Mohamed Salah Bouraiou, Larbi Bouchefa, Brahim Benmaghsoula, Anani, Boucherit, Malouci et Smaine Eloualbani. Ce fut un chef-d’œuvre préparé avec soin par la commission théâtrale composée de ; Benarab, Benyahia, Benchakar, Bensammar, Elgradechi, Mahdi et Zaimèche.
Deux semaines plus tard, on lui confie un nouveau rôle dans une comédie moralisatrice L’étudiant débauché. Malheureusement, Mouhibi El Fen viennent de connaître un triste épisode suite à l’éclatement d’un conflit entre ses membres, où la plupart se sont retirés pour créer une autre association qui prend par la suite le nom d’Echabab El Fenni. Chose qui a contraint Abderrahmane Bencharif à se rallier avec ses amis à la troupe nouvellement créée. Il change de registre en intégrant la troupe musicale auprès de son maitre Brahim Ammouchi, ce pédagogue d’une trempe exceptionnelle qui s’avère d’une grande utilité quant à l’avenir du jeune musicien.
D’ailleurs, Abderrahmane lui témoigne sa reconnaissance ; «… otre premier maître fut Ammouchi Brahim qui sut, par sa compétence et sa persévérance, en encadrant une pléiade de musiciens et de chanteurs. Ces derniers ne lui marchandent pas leur reconnaissance et moi-même, je lui dois tout». Après avoir appris le solfège et joué sur pas mal d’instruments de musique dont le piano et le violon, Abderrahmane perce le monde du professionnalisme musical.
Désormais, il joue dans la cour des grands, comme pendant la saison théâtrale 1939-1940, pour le compte du comité des Meskines. Il est au violon à l’ouverture du spectacle, en intermède et pendant les entractes aux côtés du grand pianiste El Kourd et le guitariste Derdour. Peu après, on le trouve comme violoniste au local n° 6 de la rue Abdellah Bey, au sein de la troupe Le lever de l’aurore, que dirigeait Mohamed Derdour, qui manie parfaitement le luth, accompagné de Hacène Rahmani (qanoun), Mokhtar Kemoun (tar) et Boulaioune (flûte). À signaler que cette troupe a vu le passage de grands mélomanes constantinois.
Rachid Kssentini à Constantine
Au moment où les fondateurs du théâtre algérien, Mahiedine Bachetarzi et Ali Sellali alias Allalou, s’interrogent sur le sort et la disparition du grand comédien algérien Rachid Kssentini en 1942, ce dernier trouve refuge à Constantine où il fait la rencontre avec quelques membres de l’association Echabab El Fenni où ils ont constitué au café maure de l’artisanat, une nouvelle troupe qui porte le nom de l’Étoile polaire. Cette troupe se compose de Rachid Kssentini, Abderrahmane Bencharif, Mohamed Bouraiou, Abdelhamid Belebdjaoui…
La troupe donne sa première représentation le 1er juillet 1942 dans la salle de Cirta Palace avec une pièce théâtrale, en deux actes, intitulée Kouider Et Tamaa (Kouider le cupide). Dès les premiers jours, Abderrahmane Bencharif dirige l’Étoile polaire d’une façon magistrale. Il est à la fois le président, le chef d’orchestre et l’enseignant. A ce titre, il prêta main-forte à des jeunes qui feront parler la poudre et qui ont pour noms ; Abdelmoumene Bentobbal et Abdelmadjid Djezar. En dépit des difficultés imposées par l’administration coloniale, où la municipalité, à peine installée, expulsa la troupe de son local.
C’est une espèce de soupente, sans air ni lumière, située au niveau des bains douches communaux, à la passerelle Mellah Slimane (ex-Perrégaux). A ce sujet, un journaliste de l’époque met en exergue les difficultés que rencontrent les troupes musulmanes ; «…Comme toutes les organisations culturelles musulmanes, désireuses de se développer librement, elle a rencontré et rencontre encore de grandes difficultés. Il faut vraiment avoir l’amour de l’art pour tenir le coup en Algérie, dans le cadre colonialiste où les valeurs nationales sont systématiquement niées et étouffées…»
Face à tous ces obstacles, Abderrahmane ne s’arrête pas en si bon chemin. Il poursuit son œuvre contre vents et marées, dans la sérénité la plus totale. Sa troupe joue l’ensemble du répertoire folklorique constantinois comme il le témoigne ; «… Nous sommes en mesure de jouer la plus grande partie du folklore constantinois (andalou). Tout cela, grâce à notre cher M. Bentobbal Allaoua qui se dépensa sans compter pour sa noble tâche d’artiste et d’éducateur. Pour ne rien perdre de tout ce que nous avons appris, j’ai commencé à l’écrire en musique…». La saison théâtrale 1942-1943 commence sous de mauvais auspices à la suite d’un différend entre Rachid Kssentini et Abderrahmane Bencharif. L’Étoile polaire ne brille plus... Avant l’ouverture de la saison théâtrale 1947-1948, les élus du deuxième collège proposent au conseil municipal de Constantine d’organiser deux saisons théâtrales bien distinctes, la nomination de deux directeurs et l’octroi de deux subventions.
Cependant, pour la première fois dans les annales du théâtre de Constantine, ils ont proposé Abderrahmane Bencharif comme directeur du théâtre arabe lequel déclina l’offre en toute modestie. Tout juste après, c’est Russicada qui lui tend grandement les bras en 1949. C’est là qu’il allait mettre tout son savoir pour faire apprendre les rudiments de la musique et former ainsi le premier groupe de jeunes qui allait se propulser au-devant de la scène et donner acte de naissance à la musique moderne dans cette ville. Après l’indépendance, Abderrahmane Bencharif faisait partie des mélomanes de la ville de Constantine qui ont créé le Groupement artistique constantinois (GAC), auprès de Malik Daoudi, Rachid Benkhouiete, Rachid Kerrouatou, Abdelaziz Doudache, Abdelmadjid Djezar, Mohamed Salah Benachour, Cherif Benchari, Abdelmoumene Bentobal et Badadi Cherouat. Il rejoint en 1966 l’orchestre pilote constantinois sous la direction de Ammouchi Brahim. Ensuite, en 1967, on le trouve sous la férule de Kaddour Darsouni et Abdelkader Toumi. Deux monuments en la matière.
Il sème à tout vent
Il est membre du jury du 1er Festival national de la musique andalouse qu’a accueilli Alger entre le mois de décembre 1966 et janvier 1967 aux côtés des grands maîtres comme Mahieddine Bachetarzi, H’souna Ali Khodja et Hassan Derdour. À un moment donné, Si Abderrahmane s’occupe du cabinet de son frère le psychiatre Abdelkader Bencharif. Débuts des années soixante-dix il enseigne au conservatoire de Constantine sur deux instruments de musique : le piano et surtout le violon son instrument fétiche. En dépit du poids des années, il continue tant bien que mal à apporter son savoir-faire pour le compte des associations nouvellement créées ; ainsi donc, il participe en 1983 à la création de la fameuse El Bestandjia. Plus que cela, il ira même jusqu’à contribuer à la réflexion sur les mystères de la musique andalouse.
Sur ce volet bien précis, l’universitaire Maya Saïdani, pour les besoins de sa thèse soutenue à Paris IV a sollicité son honorable concours. Si Abderrahmane mérite vraiment une place au soleil. C’est une figure emblématique, une icône qui fait partie de la lignée des grands musiciens qu’a connus la ville de Constantine, comme comédien, musicien, chef d’orchestre et enseignant, et ce, afin de préserver le patrimoine musical.
Sur ce registre, la ville de Skikda lui a rendu un vibrant hommage de son vivant en 1997. Le long parcours de Bencharif Abderrahmane prend fin au mois de décembre 1999 à l’âge de 81 ans, en laissant derrière lui cinq enfants, dont deux filles et trois garçons. D’ailleurs, son fils Djamel en qualité d’architecte, à qui revient l’honneur de la conception du magnifique centre national de formation des personnels spécialisés des établissements pour handicapés (CNFPH) de Constantine. À vrai dire, bon sang ne saurait mentir.
Par : Mohamed Ghernaout
Enseignant et auteur d’ouvrages sur le théâtre algérien