Abdenour Zahzah est le réalisateur de la fiction Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l’Hôpital psychiatrique Blida-Joinville, au temps où le docteur Frantz Fanon était chef de la cinquième division entre 1953 et 1956. Projeté en avant-première mondiale au Festival de Berlin, Berlinale, en février dernier, ce long métrage a été présenté et primé au 4e Festival d’Annaba du film méditerranéen qui s’est déroulé du 24 au 30 avril dernier. Le film a obtenu le prix spécial du jury. Au début des années 2000, Abdenour Zahzah a tourné son premier documentaire Frantz Fanon : mémoire d’asile, avec la collaboration du psychiatre et criminologue Bachir Ridouh (décédé en 2012). En 2007, il a réalisé un autre documentaire, Maurice Pons, écrivain de l’étrange. Maurice Pons avait écrit Le Passager de la nuit en hommage aux «porteurs de valises», qui transportaient des fonds pour le compte du FLN, durant la guerre de Libération nationale. La longue marche vers le Nepad, sorti en 2009, est un documentaire réalisé par Abdenour Zahzah à l’occasion du 2e Festival culturel panafricain à Alger (Panaf). Le film a été tourné en Algérie, en Afrique du Sud, au Burkina Faso et au Sénégal. Il a ensuite réalisé Garagouz, son premier court métrage de fiction en 2010. El oued, El oued est le dernier film réalisé par Abdenour Zahzah en 2013.
- Le cinéma algérien ne s’est pas intéressé à Frantz Fanon, militant anticolonialiste, ou très peu. Pourquoi l’intérêt pour ce personnage dans un film de fiction ?
Frantz Fanon est un grand personnage. Actuellement, il y a un regain pour la pensée de Fanon dans le monde entier surtout avec les guerres et les conflits. Des peuples sont toujours colonisés comme les Palestiniens. Peut-être qu’il est temps de revenir aux textes de ce militant anticolonialiste. Fanon est mort très jeune, à 36 ans (en décembre 1961). Il était très aimé par les Algériens.
Lui-même aimait profondément les Algériens. D’ailleurs, il est devenu Algérien alors qu’il venait de la lointaine Martinique. Psychiatre, il a découvert qu’il ne servait à rien de soigner des malades dans un milieu anxiogène, un milieu de colonisation. Une fois les patients sortent de l’hôpital, ils retombent dans la maladie.
Fanon considérait la colonisation comme une maladie. Le cinéma sert à fabriquer des souvenirs. Nous n’avons pas d’albums photos de Frantz Fanon surtout qu’il avait vécu dans la clandestinité (le psychiatre a abandonné la nationaliste française et rejoint le FLN à Tunis en 1957). Je dois rappeler que Frantz Fanon a un statut de chahid en Algérie. Il est enterré au cimetière des Martyrs à Aïn Kerma (El Tarf).
- Il existe peu de photos ou de vidéos sur internet sur Fanon...
A peine quatre ou cinq photos, c’est tout. D’où la nécessité de faire des films sur l’Emir Abdelkader, par exemple. Au cinéma, on peut voir des gens qu’on aurait aimé connaître. On les voit bouger, vivre et travailler. Cela remplit un vide.
- Et, on constate qu’aujourd’hui Frantz Fanon est à la mode partout…
Oui, tout le monde veut s’approprier Fanon. Les britanniques font des films et les américains publient des livres sur cette personnalité. Je ne dis pas que Fanon appartient à l’Algérie, mais c’est lui qui a choisi l’Algérie. Donc, dans le film, il fallait raconter Frantz Fanon d’un point de vue algérien.
- Dans le film, justement, vous vous êtes intéressés à l’arrivée de Frantz Fanon, dans les années 1950, à l’hôpital psychiatrique de Joinville à Blida. A l’époque, Fanon voulait révolutionner la psychiatrie par ses méthodes…
Frantz Fanon est connu par son livre Les Damnés de la terre (publié en 1961, adapté au cinéma en 1969 par un réalisateur italien). Fanon voulait que Jean-Paul Sartre fasse la préface de ce livre avec l’idée de faire de la propagande pour le FLN et pour l’Algérie. Sartre a finalement écrit une préface un peu violente, a présenté Fanon comme un chantre de la violence, alors qu’il ne l’était pas du tout. C’était une préface qui a induit les gens en erreur. Il fallait rappeler au monde que Frantz Fanon est d’abord médecin, psychiatre. On l’oublie souvent.
On a présenté Fanon comme théoricien de la Révolution algérienne, alors que c’est faux. C’est la Révolution algérienne qui a fait Fanon, pas le contraire. Fanon est souvent présenté comme militant, chantre de la négritude (en 1952, Fanon a publié à Paris l’ouvrage Peau noire, masques blancs, et on oublie qu’il était d’abord psychiatre. Avec son poste de médecin chef à Blida, Fanon découvrait l’Algérie et le racisme à l’intérieur de l’hôpital. Les médecins français et musulmans, comme on le disait à l’époque, étaient séparés...
- Dans le film, on voit des divergences d’opinions sur cette question entre Fanon et les autres médecins…
En Algérie, il existait une école de psychiatrie, l’Ecole d’Alger. Les méthodes de cette école étaient différentes de celles qui étaient pratiquées en France ou en Grande-Bretagne à l’époque (l’Ecole d’Alger tentait de justifier la colonisation et ses méfaits à travers les théories raciales d’Antoine Porot). Selon les adeptes de cette école, les Algériens et les Noirs n’utilisaient qu’une petite partie de leur cerveau.
Ils étaient donc, d’après cette thèse, violeurs, voleurs, impulsifs...Ces médecins ont donné un socle raciste pour défendre la colonisation. Aujourd’hui, les Israéliens utilisent les mêmes théories. Il y a quelques mois, le ministre de la Défense de l’entité sioniste avait qualifié les habitants de Ghaza d’animaux, de sous hommes qu’il fallait écraser... Ce racisme, Fanon l’avait évoqué, il y a plus de 70 ans !
- Fanon avait dénoncé dans les années 1950 les méthodes appliquées à l’hôpital de Blida...
On donnait un uniforme aux malades, on les appelait par des sobriquets, Imam El Mehdi, Cléopâtre, de Gaulle... Fanon s’était opposé à cette pratique en disant qu’il ne fallait pas appeler les patients avec des petits noms, car cela contribuerait à détruire leurs identités. Il a donc commencé à leur redonner leurs identités. Pour Fanon, la maladie mentale vient du fait qu’on n’est plus connecté à son environnement. D’où la chanson d’Abderrahmane Azziz El gharib (l’étranger). Le travail de la psychiatrie est de reconnecter le malade avec son environnement émotionnel.
- Et, Fanon l’a fait à travers la culture notamment…
C’est vrai. Il a par exemple recruté le chanteur Abderrahmane Aziz. Il a ouvert la mosquée. Cela permet aux malades de retrouver leur normalité.
Justement, vous rendez un hommage particulier à Abderrahmane Aziz…
Selon Rabah Deriassa, Abderrahmane Aziz, est le meilleur chanteur algérien de tous les temps. Il n’était pas commercial. Je n’ai rien contre les chanteurs commerciaux, il en faut pour tous les goûts. Abderrahmane Aziz était un chanteur de textes. Il a interprété par exemple Ya kaaba ya bit rabi, Zad nabi, Ya bent bladi, Ya Mohamed mabrouk alik... C’était de la musique et du chant asri (moderne) de l’époque.
L’artiste utilisait tous les instruments dans l’orchestration. Les Algériens connaissent Abderrahmane Aziz en tant que chanteur, mais ne savent peut être pas qu’il était aussi infirmier en psychiatrie jusqu’à sa retraite. Il voulait à sa manière rendre un hommage à Fanon. Il aurait pu faire des fêtes et des concerts et vivre comme tous les artistes et gagner de l’argent. Il était très humain, était resté fidèle à l’enseignement de Fanon.
Abderrahmane Aziz était d’ailleurs le prof d’arabe de Fanon. Le psychiatre voulait communiquer directement avec les malades sans passer par l’intermédiaire des infirmiers qui n’étaient pas des traducteurs professionnels. A Blida, Fanon avait aussi des amis algériens, comme Bencherchali, qui l’avaient présenté aux militants nationalistes, aux scouts et aux étudiants algériens.
- Dans le film, on voit aussi Nafissa Hamoud…
Oui, c’est la première femme médecin algérienne (elle a rejoint les maquis du FLN/ALN vers 1954 avant d’être arrêtée et torturée par les troupes de Massu à Alger). Elle est devenue ministre plus tard (entre 1991 et 1992). Elle était la fille de Hamoud Boualem (célèbre fabricant de boissons gazeuses).
- Quelle est la part de la fiction dans votre film ?
Il y a peu de fiction. J’ai seulement inventé une histoire parallèle qui est une métaphore sur la malade Juliette, une fille adoptée puis abandonnée, avant d’être reprise par Fanon. J’ai essayé d’être le plus fidèle à l’histoire comme le titre du film l’indique. Dans les dialogues, j’ai essayé de mettre les vraies paroles de Fanon comme les discours qu’il avait prononcés devant l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord et les Scouts.
J’ai essayé de coller le plus à la réalité (...) J’ai trouvé de la documentation pendant que je préparais mon documentaire en 2000 avec le psychiatre Bachir Ridouh. Nous avons fait des recherches dans toutes les archives de l’hôpital, avons trouvé le journal créé par Fanon à l’hôpital. Les malades écrivaient dans ce journal. L’écriture était d’un bon niveau.
Fanon a même créé un ciné club et un club littéraire. Fanon a installé aussi des compétitions sportives, même un championnat de football existait au sein de l’hôpital entre les pavillons. En trois ans, Fanon a fait beaucoup de choses.
- Dans le film, vous ne vous êtes pas trop attardés sur l’engagement militant favorable à l’indépendance de l’Algérie de Fanon. Pourquoi ?
L’art, c’est des choix. J’ai choisi de raconter que la période du passage de Fanon à l’hôpital de Blida parce que le reste était très connu. Tout le monde sait que Fanon avait rejoint le FLN, le GPRA, était devenu ambassadeur (du GPRA au Ghana).
Je voulais montrer le socle d’où il est venu. Je pense que c’est la première fois dans un film algérien, on raconte la colonisation du côté français. Beaucoup de films algériens ont traité de la guerre de Libération nationale du côté algérien. Mais, là, dans le film, on est avec les tortionnaires. Un tortionnaire apparaît dans le film (un commissaire de police français à l’esprit tourmenté).
Ce commissaire est ambigu. On ne sait pas s’il est venu pour enquêter, l’hôpital est devenu rapidement un fief du FLN, après le déclenchement de la Révolution. Ils sont 26 ou 27 martyrs à l’hôpital de Blida parmi eux des médecins français, l’un d’eux était au maquis à l’appel de Larbi Ben M’hidi. Des martyrs qui malheureusement ont été oubliés. Ils sont restés anonymes comme Charef, Benmahdia, Bouloubia...Des infirmiers qui avaient joué un grand rôle durant la Révolution.
- Dans le film, on voit comment Fanon avait créé l’hôpital de jour…
Fanon a contribué au changement d’une loi. Auparavant, l’admission des malades se faisait à travers le préfet de police. Les malades quittaient l’hôpital que sur ordre du préfet et après décision du médecin. Cette loi empêchait Fanon de soigner les militants de l’ALN, donc, il a créé l’hôpital de jour où la décision d’entrer ou de sortir de l’enceinte hospitalière revenait au médecin.
Il a soigné les militants algériens avec de fausses identités. Ils restaient dix à quinze jours pour se reposer avant de rejoindre les maquis. Cela a été découvert plus tard, j’ai pu le constater en consultant le dossier de la police coloniale sur Frantz Fanon. Le FLN avait informé Fanon et lui avait donné l’ordre de quitter l’hôpital.
Le psychiatre est parti sans bagages comme s’il allait en vacances en France. En fait, Fanon avait rejoint la clandestinité, rejoint le FLN. C’était courageux de sa part : quitter une villa de fonction de 2000 m², avec une épouse et un enfant pour rejoindre la clandestinité. A l’époque, personne ne savait que l’Algérie allait devenir indépendante. Je vois mal aujourd’hui un médecin quitter tout son confort pour rejoindre la résistance palestinienne. Peu de gens vont pouvoir le faire.
- Dans le film, on voit des images rares d’archives d’Abderrahmane Aziz à l’hôpital de Blida. Où les avez-vous trouvées ?
J’ai travaillé à la cinémathèque de Blida (entre 1998 et 2003) et je connaissais un ami qui était à la cinémathèque de Bretagne (France). Il m’a parlé d’un film sur les hôpitaux de Blida et m’a envoyé des images.
Des images filmées par un médecin breton, ami de Fanon, lors d’une visite à Blida. A sa mort, la famille du médecin a donné ces images à la cinémathèque de Bretagne. Des images que nous avons achetées où l’on voit Abderrahmane Aziz chanter pour les malades. C’était cerise sur le gâteau !
- Vous avez opté pour le noir et blanc pour le film. Pourquoi ?
Je ne pouvais pas faire autrement. C’est un film sur la psychiatrie et sur la colonisation. Il s’agit donc de choses moches qu’on ne peut pas montrer d’une manière spectaculaire. On ne peut pas faire du maquillage. Le choix du noir et blanc m’a paru plus juste sur le plan éthique, pas esthétique. Pour Frantz Fanon, le noir et blanc est plus radical. Dans nos mémoires, les images que nous avons de Fanon sont en noir et blanc. Je ne voulais pas changer pour coller aux bribes de souvenirs que nous avons.
- Qu’en est-il du choix de l’acteur Alexandre Desane qui a interprété le rôle de Fanon ?
Alexandre Desane est d’origine haïtienne, Fanon était Martiniquais. Les acteurs antillais sont rares. Trouver un acteur noir, antillais et francophone était difficile pour nous. Mon ami le réalisateur Damien Ounouri m’a orienté vers Alexandre Desane. Damien l’avait casté auparavant pour un rôle. J’ai rencontré l’acteur à Paris et j’ai découvert qu’il était un lecteur de Fanon, cela m’avait beaucoup aidé pour lui proposer le rôle.
- Votre film a été projeté au dernier Festival international du film de Berlin (Berlinale) ? Comment a-t-il été accueilli par le public et la critique ?
Nous avons eu la chance d’être sélectionnés dans le grand festival de Berlin. Le film, qui a été projeté cinq fois, a été bien accueilli. Il y a eu quelques articles dans la presse allemande.
Je ne voulais pas envoyer le film partout. A Berlin, le film a été qualifié de master piece (pièce maîtresse). Ce festival a eu une certaine neutralité. Cela dit, on sentait une certaine gêne, un certain malaise des pays du Nord envers la colonisation. Fanon avait écrit son œuvre Les Damnés de la terre en plein guerre froide.
Il n’était intéressé ni par l’Est ni par l’Ouest. Pour lui, c’était déjà Nord-Sud. On en est là aujourd’hui. Par exemple, le Nicaragua qui dépose plainte contre l’Allemagne (pour «complicité de génocide» à Ghaza) et l’Afrique du Sud qui engage des poursuites contre Israël au niveau de la Cour de justice internationale (CIJ). On est bien dans les textes de Frantz Fanon.
- Le film a-t-il été sélectionné dans d’autres festivals ?
Oui, après Berlin, le film a été sélectionné à Copenhague, à Paris, à Moscou. Prochainement, le film sera projeté à New York. J’espère qu’il sortira bientôt dans les salles en Algérie.