Comme chaque dimanche, Noori Sani accueille ses vieux amis autour d’un kahvalti, le généreux petit déjeuner turc. Mais autour de lui, les tables de sa terrasse sont vides, son restaurant au pied de la Mosquée bleue, déserté.
«On devrait faire le plein un jour comme ça... Et c’est pire à Antalya (station balnéaire dans le sud) disent mes amis», soupire le patron du Serbethane, dans le quartier historique d’Istanbul.
En quelques jours, les Ukrainiens ont disparu et les Russes ont commencé à annuler leurs réservations : l’écho de la guerre souffle un vent mauvais sur le tourisme en Turquie, qui représentait 10% du PIB avant la pandémie et commençait à peine à s’en relever, avec de belles perspectives pour la saison 2022. Devant la mosquée (ex-basilique) Sainte-Sophie, des groupes de touristes russes avancent encore d’un pas pressé derrière leur guide, la tête dans les épaules, déclinant toute interview. Mais d’Ukrainiens, on ne croise plus que des visiteurs échoués, comme ce jeune couple de Kiev «arrivé en touristes et transformé en réfugiés», qui cherche les larmes aux yeux à quitter le pays vers une destination tierce - «peut-être les Etats-Unis ?».
A eux seuls, les visiteurs des deux pays, qui ont fait d’Istanbul et des plages turques de Méditerranée (sud) ou de la Mer Egée (ouest) leur destination favorite, ont représenté plus d’un quart des touristes accueillis en 2021, selon le ministère de la Culture et du Tourisme. Les Russes (4,5 millions) en tête, devant les Allemands, et en troisième position les Ukrainiens (2 millions).
«La Russie et l’Ukraine sont très importants pour notre marché.
La guerre qui a éclaté entre eux nous rend tous nerveux ici, à la fois pour des raisons humaines et commerciales», confie à l’AFP Hamit Kuk, responsable de l’association des Agences de voyages de Turquie (Tursab). «On attendait cette année 7 millions de Russes et 2,5 millions d’Ukrainiens... mais il va sûrement falloir revoir ces chiffres», prévient-il.
«D’ordinaire, explique-t-il, les réservations pour l’été affluent en mars. Mais les demandes ont cessé.»
Bordereaux impayés
«Si ça continue comme ça on va avoir un sérieux problème», confirme à son tour le président de Tursab. «On essaie de rester aussi calme que possible».
Mais dans sa petite agence qui fait face à Sainte-Sophie, Ismail Yitmen est déjà accablé.
«Les agences qui travaillent avec la Russie, comme la mienne, sont en train de souffrir», dit-il en triant nerveusement les bordereaux de réservations impayées.
«Avec les dépôts de garantie laissés aux hôtels, j’en suis déjà à plus de 11 000 euros perdus. Si d’autres groupes viennent à annuler je vais perdre 60 à 70 000 euros au total», craint-il.
«Un groupe devait arriver dans deux mois, mais on n’a pas reçu l’argent à cause de l’arrêt des transferts bancaires SWIFT (internationaux), donc c’est annulé. Or, on avait déjà payé les hôtels.»
La Russie fait l’objet de sanctions européennes et américaines qui la privent d’accès aux transactions financières internationales et au ciel européen.
Seule la Turquie, qui bien que membre de l’Alliance atlantique ne s’est pas jointe aux sanctions, conserve des liaisons aériennes avec Moscou.
A 72 ans, Ismail Yitmen connaît bien les risques du métier.