63e Anniversaire de l’assassinat du Chahid Aïssat Idir : Parcours d’un homme d’exception (3e partie et fin)

31/08/2022 mis à jour: 01:39
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Le départ de Jacques Soustelle, le 2 février 1956, dont le mandat n’est pas renouvelé, sera pour les Algérois, partisans de l’Algérie française, de faire une démonstration de force qu’ils renouvelleront le 7 février, lorsque Guy Mollet, président du Conseil, vient installer le général Catroux comme ministre résident. Ils ne veulent pas d’un monsieur taxé de bradeur.
 

C’est la nouvelle de la création, le 14 février 1956, de l’Union syndicale des travailleurs algériens (USTA), qui ouvre les yeux aux dirigeants du Front, non seulement à Alger mais aussi au Caire. Trois à quatre précieux mois ont été perdus. Là encore, Abane Ramdane fera preuve d’une lucidité remarquable. L’annonce faite par les journaux d’Alger de la création de l’USTA par le MNA, d’obédience messaliste, sonne le branle-bas de combat dans les rangs syndicalistes, mais également dans ceux des responsables du FLN. La réaction est à la hauteur de la nouvelle.
 

Le lendemain, la réunion se tient à Saint Eugène, chez les parents de Boualem Bourouiba, la première du genre. Elle approuvera le rapport qui avait été préparé. Abane Ramdane et Benyoucef Benkheda, au nom du FLN, appuient totalement la démarche des syndicalistes et alloue, pour démarrer, une somme d’un million de francs. Dès l’arrivée de ses hôtes qui passeront la nuit à son domicile en raison du couvre-feu, Boualem Bourouiba va chercher Aïssat Idir pour le ramener et entamer avec lui tous les détails de l’opération UGTA. 
 

Dès le lendemain, se tient la réunion du groupe qui formera le secrétariat, auquel se joindra Abdelmadjid Ali Yahia, le 20 février. Les tâches sont réparties, les militants avisés, la déclaration préparée, c’est Aïssat Idir qui s’en occupe. Lettres à en tête, logo, titre du journal, correspondance avec la CISL, élaboration des statuts, recherche d’un siège, Ferhat Abbas accepte de céder le Nadi Saâdane, place Lavigerie.
 

Aïssat Idir est transfiguré depuis que la liberté leur fut accordée, la liberté et la confiance des dirigeants du Front. Un entretien de 2 heures entre les quatre du groupe a suffi pour démarrer à la vitesse grand V leur chevauchée.
Tous ceux qui rejoignent le groupe, et ils sont de plus en plus nombreux, se retrouvent au siège de la Centrale. 

Aïssat Idir, habituellement réservé, s’adresse aux groupes de militants venus prendre la documentation afin de constituer leur syndicat avec chaleur et conviction. Les jeunes sont enthousiasmés de la création de l’UGTA, mais aussi du soutien que tous doivent apporter au Front. Ils se renseignent : qui est cette personne à qui nous avons parlée ? Lorsqu’ils apprennent que c’est le chef de file de l’UGTA, ils sont heureux et fiers.
 

Le groupe, conduit par Aïssat Idir, va vivre trois mois, certainement les plus chargés de son existence. Beaucoup de travail sera réalisé, le journal lancé, plus de cent mille adhérents, une trésorerie florissante. L’adhésion à la CISL en bonne voie. Les syndicats naissent dans le Constantinois où les syndicalistes ne manquent pas. Rabah Djermane et Abdelkader Amrani se rendent en Oranie et feront, durant leur séjour, un excellent travail de recrutement et de structuration.
 

Sans le soutien formidable, la coopération, la générosité, le patriotisme de militants et militantes hors du commun, jamais ils n’auraient pu réussir, et l’UGTA vivra bien après le 24 mai 1956. Quatre autres équipes suivront le premier secrétariat national. Les unes après les autres se retrouveront à l’étranger, dans les prisons, les camps ou dans les maquis d’Algérie.
 

Un autre combat allait commencer pour tous. La prétention des administrations, des camps et des prisons croyait briser les émules Mohamed Larbi Ben M’hidi, Mostefa Ben Boulaïd, Abane Ramdane, Aïssat Idir. Combien ils se trompaient ? Jamais il n’y avait eu, en Algérie, une formation de militants de cette qualité, de cette importance en si peu d’années.
 

Les souffrances multiples endurées furent productives d’hommes, mais aussi de femmes exemplaires, prêts à construire la patrie dont ils rêvaient, qu’ils espéraient. Ce sera la génération d’après-guerre.
Aïssat Idir, durant son séjour dans les camps de Saint Leu, Bossuet, Arcole, Sidi Chami restait branché et au fait des informations glanées auprès des uns comme des autres, particulièrement les jours de visite. Il en eut très peu. Seule sa fille aînée, une fille intelligente, courageuse, remplaçant de son mieux son papa absent. Ahmed l’aîné des garçons s’efforce de faire honneur à son père.
 

La bataille d’Alger et les pleins pouvoirs accordés à l’armée seront à l’origine d’une saignée sans précédent dans les rangs de la Révolution. Le Congrès de la Soummam et la formation du CCE (Comité de Coordination et d’Exécution) et du CNRA (Conseil national de la révolution algérienne) seront suivis de ce que l’on appelait à l’époque les rebondissements d’affaires. Aïssat Idir en sera la victime. Il fera malgré lui la connaissance du général Bigeard.
 

Des documents découverts au cours de perquisitions, ou peut-être les aveux possibles d’une victime de tortures, laissent à penser que Aïssat Idir aurait été désigné membre du CCE ou du CNRA. Il est torturé, mais sans résultat. Fortement ébranlé par cette douloureuse expérience, il gardera de sa rencontre avec Bigeard un sinistre souvenir. Une mécanique conçue pour faire la guerre et la gagner, quel qu’en soit le prix à faire payer à l’adversaire. Il est vrai qu’il n’avait pas digéré la défaite de ses troupes en Indochine. 

Aïssat Idir est ramené en Oranie et, après quelques semaines passées au camp de transit de Sidi Chami, le 15 août 1957, il est de retour où tous les anciens de l’UGTA se retrouvent, parmi eux, Hassen et Mahieddine Bourouiba. Tout le monde au camp pensait que son cauchemar était, maintenant, du domaine du passé. Erreur, Aïssat Idir n’en avait pas fini avec les interrogatoires pratiqués par les émules de la Gestapo et des SS. Les dirigeants du Front, sentant sa vie en danger, avaient envisagé de le faire évader du camp de Bossuet, mais la tournure prise par les événements, depuis l’assassinat de Mohamed Larbi Ben M’hidi et la dislocation du CCE contraint de quitter l’Algérie, conduit les successeurs de la direction du front à annuler le sauvetage de Aïssat Idir. 

Les manifestations qui éclatent, le 13 mai 1958 à Alger, renforcent le pouvoir de l’armée. Elle voit là l’occasion rêvée d’en finir avec le FLN et l’ALN (Armée de Libération Nationale). Les tribunaux frappent dur et les exécutions, des condamnés à la peine de mort, se multiplient. On monte de toute pièce un dossier contre l’UGTA. Il est vrai qu’à partir de Tunis, les membres de la délégation extérieure, des syndicalistes mènent une activité débordante à travers le monde. Les dénonciations des crimes, commis par l’armée et les civils, contre la population finissent par exaspérer l’état-major à Alger.
 

Aïssat Idir est mêlé à une affaire cousue de fil blanc. Peu de temps après le 13 mai, au camp zéro de Bossuet, là où sont réunis les irrécupérables pour la 3e force rêvée de Robert Lacoste, lorsque ses compagnons ont entendu l’appel invitant Aïssat Idir à se présenter de toute urgence, avec tous ses bagages, près de la porte qui conduit au bloc administratif, ils ont compris qu’il ne s’agit pas d’une libération mais d’une nouvelle affaire.
 

Quelques jours après, il est à Barberousse, avec nombre de militant UGTA et FLN. L’inquiétude baissa d’autant qu’un nombre important d’avocats avait été chargé de défendre son dossier qui est celui de Ali Remli, Mustapha Cheikh, Abdelkader Allal, Noureddine Skander et bien d’autres. Le verdict tombe, des condamnations à des peines de prison et deux libérations sont prononcées. Mustapha Cheikh et Aïssat Idir. Le colonel Godard, responsable d’Alger-Sahel, Algérie Française jusqu’au bout des ongles, refuse la libération du 1er responsable de l’UGTA et fait envoyer des gendarmes mobiles avec ordre de conduire Aïssat Idir, dès sa libération, le 13 janvier 1959, au centre de tortures de Birtraria, à El Biar, où il subit les pires sévices pendant quatre jours, à la suite de quoi, il fut transféré à l’hôpital militaire Maillot à Bab El Oued, dans un état désespéré. 
 

Brûlé sans doute au chalumeau, ses blessures s’infectent et c’est le coma. Les soins pratiqués par l’hôpital, géré par l’armée, sont sans effet. Mais peut-on penser sérieusement que les autorités d’Alger étaient disposées à accepter que Aïssat Idir survive et parle un jour et dévoile ce qu’il avait subi ? Mohamed Larbi Ben M’hidi a été supprimé, Ali Boumendjel précipité du 6e étage d’un immeuble à El Biar, Maurice Audin échappé au cours d’un transfert. La méthode avait du bon, pourquoi y renoncer ? 

Lorsque Ahmed, le fils aîné de Aïssat Idir, est enfin autorisé, avec sa mère, à voir son père, il le trouve enveloppé de pansements telle une momie, seul le visage apparaît. Il éclate en sanglot et accuse violemment le personnel médical et les policiers présents d’avoir assassiné son père. Il raconte : «Lorsque nous sommes informés du décès, le 26 juillet 1959, ma mère et moi sommes autorisés à voir le corps. Nous trouvons mon père enveloppé d’un drap. Seul son visage est visible. Il est méconnaissable. Je suis bouleversé. Je manifeste une violente colère, je profère des injures à l’égard des tortionnaires… Mon père est couvert de plaques de brûlures sur le visage, comme si un fer à repasser lui avait été appliqué».
 

Le corps est enfin remis à la famille dans un cercueil plombé. Le lieu où devait être enterré le premier Secrétaire de l’UGTA souleva une controverse avec les autorités militaires qui voulaient à tout prix imposer le cimetière El Alia, le plus éloigné de la capitale. Il ne fallait pas que la tombe d’Idir reçoive l’hommage de tous ses proches et de ses camarades de lutte.
 

Une lutte sourde, d’où sortit vainqueur la famille, permit à cette dernière de l’enterrer à Sidi M’hamed, tout près de l’ex-Boulevard Cervantès. Les Aïssat ne possédaient pas de concession, mais ils l’obtinrent grâce à la générosité patriotique d’un habitant de Belouizdad. Son geste lui valut de nombreux interrogatoires de la part de la DST (Direction de la surveillance du territoire). Il séjourna pendant une dizaine de jours entre leurs mains.
 

Assistent à la cérémonie Akli, père d’Idir, Ahmed qui à cette date avait 16 ans, ainsi que Guedouar, un collègue et ami d’Idir, et son oncle Hassen et Hamid Nezzar. La réaction dans le monde à ce crime se traduit par une vague de déclarations condamnant violemment les autorités françaises. Les syndicats, les partis, les associations s’impliquent. Jamais la guerre d’Algérie n’avait été aussi durement dénoncée. Les initiatives, prises par la délégation extérieure de l’UGTA, par le GPRA, auront un grand retentissement.
 

Par son sacrifice suprême, Aïssat Idir a (Gouvernement provisoire de la République algérienne) grandement à porter plus haut le prestige des Algériens, de leur guerre de Libération et de la juste cause défendue par le GPRA, représentant incontesté de notre mouvement de libération.
 

Grâce à sa détermination, Aïssat Idir a su convaincre et s’entourer de milliers de militants, artisans de la formation de l’UGTA. C’est son exemple qui fait que nous soyons réunis ce jour anniversaire de sa disparition.
 

N’est-ce pas parce qu’il était parmi les meilleurs que Aïssat Idir a été assassiné ? N’est-ce pas pour la même raison que Abdelhak Benhamouda, secrétaire général de l’UGTA, a été assassiné, comme le fut Belaïd Meziane et Ahmed Kasmi. 
 

Grâce à votre sacrifice frères Aïssat, Drareni, Zioui, Kouadri, l’UGTA forte de l’appui des centaines de milliers de travailleurs, contribuera au renforcement de l’Algérie par une prise en charge réelle et efficace de tous les problèmes auxquels elle est confrontée aujourd’hui, car, comme l’a écrit Aïssat Idir le 15 mars 1956, dans L’Ouvrier algérien :
«Notre centrale est née de la volonté des travailleurs algériens de mettre fin à l’exploitation, dont ils sont victimes, par l’abrogation de l’ordre colonialiste, et par l’instauration d’un régime démocratique et social».

 

Par Abdelmadjid Azzi

Cadre à la retraite de l’UGTA

 

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