Assister en direct à l’assassinat d’un Président, je ne me l’imaginais pas en me rendant à Annaba pour couvrir la visite du défunt Mohamed Boudiaf.
Prémonition ou pas, je ne voulais pas assurer cette couverture, n’était l’insistance du regretté directeur d’El Moudjahid, Mohamed Abderrahmani, qui m’avait convaincu qu’en tant que spécialiste du secteur agroalimentaire, je devais couvrir, le lendemain la visite présidentielle au niveau de plusieurs exploitations agricoles dans la wilaya de Skikda.
C’est bien simple, la veille, avant le départ, à l’aérodrome militaire de Boufarik, en compagnie de Salima Zighem et du photographe (décédé) Ali Bennour, je n’étais pas dans mon assiette. J’étais anxieux et énervé, voulant coûte que coûte rebrousser chemin et me diriger chez moi à Blida. Mes collègues ont réussi à me convaincre, mais j’avais toujours une appréhension.
A mon habitude, aussitôt installé à l’hôtel, j’ai pris rendez-vous avec le wali, Oussedik, et certains directeurs d’exécutifs pour rédiger le papier général en attendant le côté officiel de la visite. Bien qu’ayant veillé à rédiger les articles, je me suis réveillé à l’heure fixée par le service du protocole pour suivre la visite du Président à l’exposition artisanale organisée à la maison de la culture de Annaba.
Profitant d’un moment libre je me suis dirigé vers le cabinet du wali pour remettre à la secrétaire les articles à téléxer au journal, il était 11h00 du matin. Dare-dare, je rejoins la maison de la Culture où avaient déjà pris place les invités et les membres de la délégation présidentielle. Le président Boudiaf achevait sa visite et s’apprêtait à pénétrer dans l’amphithéâtre.
Il portait un costume de confection et non pas un smalto avec des chaussures aussi simples. Il se distinguait par sa grandeur d’âme et sa modestie.
En dehors du président Chadli Bendjedid, c’est le seul chef d’Etat qui m’a le plus impressionné par son charisme et son côté paternel. Je n’oublierai jamais son regard droit et sa modestie, écoutant attentivement les explications des responsables sans les apostropher.
Je me suis installé au fond de la salle attendant le discours du Président.
Longuement ovationné par la salle archicomble, le chef de l’Etat a commencé son discours, applaudi par l’assistance. Tout se passait normalement, lorsque quelqu’un lança une grenade qui fit l’effet d’un pétard.
Le Président marque un temps d’arrêt et se retourne, le moment de surprise passé, tout rentra dans l’ordre.
Il continua, avec ces mots qui resteront à jamais gravés dans ma mémoire : «Les autres pays nous ont devancés par la science et la technologie. L’Islam…»
Ce sera le dernier mot prononcé par Mohamed Boudiaf.
Mais quelques instants après, une ombre furtive, tout en noir, sortie de derrière les rideaux tira à bout portant dans le dos du Président alors que les caméras enregistraient en direct le discours.
A cet instant, l’itinéraire de ce grand combattant de l’Indépendance, au visage émacié qui a consacré toute sa vie à l’Algérie se conclut dans le bruit et le sang.
Ce fut la panique générale et le couchez-vous de tous ; dans ce méli-mélo, mes lunettes sont tombées par terre et j’ai tâtonné pour les retrouver, étant myope.
C’est la consternation générale dans la salle et chacun voulait au plus vite la quitter ; la bousculade battait son plein et nous dûmes rester plusieurs heures, avant qu’on nous autorise à quitter la maison de la Culture et Annaba, ville morte pour rejoindre l’aéroport d’où le même avion Iliouchine nous ramena vers Boufarik.
Comme une traînée de poudre, l’information a circulé avec ses rumeurs sur le décès de plusieurs journalistes dont moi-même. Impossible d’aviser ma famille, les liaisons étaient interrompues. La voiture de service d’El Moudjahid venue nous accueillir m’a accompagné à mon domicile.
Les parents et les voisins étaient tous dehors attendant mon arrivée. Cris de joie, pleurs, embrassades, chacun voulait me toucher, me réconforter pour avoir avec la grâce du Tout-Puissant échappé à la mort. J’étais exténué à la fois de fatigue et de peur et avec le recul de ce qui s’est passé, j’ai piqué une crise que mon voisin le docteur Hamid Benaouda a atténuée moyennant deux injections.
Avec le temps, je me remémore les images de la tentative d’assassinat du président Ronald Reagan où le bouclier de protection avait été déployé par la garde rapprochée, ce qui ne fut pas le cas à Annaba.
En effet, après le lancement de la grenade dissuasive, le temps nécessaire a été laissé au tueur pour assassiner froidement le père de la Révolution algérienne du 1er Novembre 1954. D’ailleurs, le corps du défunt resta chancelant avant qu’on ne décidât de le recouvrir de l’emblème national pour l’évacuer vers l’hôpital.
C’était trop tard ! Mais le destin en décidera autrement ce 29 juin 1992 à 11h30, alors qu’il était en train de délivrer sa ligne politique à un auditoire captivé, un homme tout en noir vida son chargeur sur l’homme en qui tant d’espoirs étaient placés...’’
Par Rachid Semmad, Journaliste,
Rachid Semmad (décédé le 03/12/2021 à l’âge de 83 ans et ayant envoyé ce témoignage à El Watan quelques mois avant sa disparition)