Il y a 68 ans, les jeunes lycéens du collège moderne de Tizi ouzou, à l’instar de leurs camarades d’autres collèges du pays ont répondu à l’appel de l’UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens) du 19 mai 1956 à la grève des cours. Ils étaient des adolescents, à peine sortis de l’enfance, ils avaient tous entre 15 et 19 ans.
Ils n’ont connu de leur vie que leurs études. Ils n’avaient qu’un seul objectif, libérer le pays au prix de sacrifices suprêmes. Plusieurs sont morts «à la fleur de l’âge».
Pour rappel, le collège moderne de Tizi Ouzou était le seul établissement dans toute la grande Kabylie, il était précédé par un établissement dont l’intitulé était EPS (L’enseignement primaire supérieur jusqu’en 1941). Après l’indépendance, il sera baptisé lycée Colonel Amirouche jusqu’en 1970, puis lycée Fatma N’soumer.
Quelques personnalités, dont l’histoire a retenu leurs nom et prénom ont fréquenté cet établissement, pour ne citer que le doyen des militants Tizi ouziens, Mokrane Boubrit dit Rabah, fondateur du groupe des SMA (Scouts musulmans algériens) El hillal à Tizi Ouzou en 1938. Ali Hammoutène et Mouloud Feraoun, inspecteurs des centres sociaux assassinés par l’OAS en 1962.
Ahmed Zemirli, ancien PPA, responsable OCFLN Fédération de France, wali de Tizi Ouzou en 1964 / 1966 et son camarade M’barek Aït Menguelat, militant PPA furent exclus pour activités politiques en 1938.
A l’instar d’autres régions du pays, la grande Kabylie a payé un lourd tribut pour se libérer du joug de la colonisation.
J’évoquerai quelques noms et prénoms des militants FLN anciens élèves au collège qui activaient avant cet appel.
Ceux qui sont en vie, le commandant Moh Khammes, ancien officier de l’ALN, Rabah Souibès, responsable régional de la Fédération de France, ancien ambassadeur après l’indépendance, Mustapha Hassoun Meziane Louanchi, Ali Oubouzar et Abdelkader Belhadj.
D’autres sont décédés, Ahcène Terzi, Cherif Oubouzar, Moh Belill. Souibes Mustapha, Hocine Mazouni, Goumeziane Mohamed et Hocine Guechtouli.
Salah Mekacher, ancien secrétaire de Wilaya III historique. Le capitaine Mustapha Nouri, responsable zonal, le lieutenant Moh Arezki Haddadou, Moh Amirouche, officier maquisard jusqu’à la dernière heure, gravement blessé. Après l’indépendance, il dirigea l’hôpital Nedir de Tizi Ouzou. Aziz Nouri, major de la première promotion de l’ENA.
Les lycéens, qui ont répondu à l’appel du 19 Mai 1956, et leurs aînés tombés au champ d’honneur sont très nombreux, une cinquantaine de noms et prénoms sont inscrits sur la stèle de l’actuel lycée Fatma N’soumeur.
Certains très jeunes n’ont rejoint que 2 à 3 années plus tard le maquis, c’est le cas de Rahim Hammoutene et Si Ouali Aït Ahmed, l’actuel secrétaire général de l’ONM de Tizi Ouzou.
Ne pouvant retracer le récit du parcours individuel de chaque lycéen, je me limiterai à celui de mon frère aîné Akli. Que tous ses camarades que je n’ai pu évoquer me pardonnent. Certains sont plus connus que d’autres du fait de leurs exploits d’armes et du respect du devoir de mémoire de la part de leurs frères, c’est le cas du frère de mon collègue et ami Said Mitiche, le lieutenant Moh N’ Djerdjer, le chahid qui a capturé le capitaine graziani lors d’un combat en corps à corps, à Ath Yahia Moussa.
Mon frère Akli Zemirli est né le 5 juillet 1937 au quartier Zellal de la haute ville de Tizi Ouzou, il fréquenta, à l’instar de toute la fratrie l’école coranique Lala Saïda d’une façon appliquée et assidue. Il apprit par cœur les principales sourates du saint Coran jusqu’à l’âge de 15 ans. Il apprit la langue arabe, il la parlait, la lisait et l’écrivait aisément et parfaitement. Son excellent niveau en arabe lui fut très bénéfique lors de son admission et sa scolarité au lycée franco-musulman de Ben Aknoun. Une lettre dans la langue arabe d’El Moutanabi fut adressée à son camarade et ami Habib quelques mois avant de rejoindre le maquis lui renouvelant et lui assurant son amitié indéfectible était- elle annonciatrice d’une séparation et d’un adieu ? j’ai gardé cette lettre que je ne cesse de lire et d’analyser le niveau intellectuel, d’apprécier le fond et la forme littéraire et d’ essayer de comprendre le degré de conscience élevé d’un adolescent de 17 ans.
Akli est revenu au collège moderne de sa ville natale Tizi Ouzou, il réintégra le giron familial. Pendant une année, il était assidu à tous les cours et ne s’absentait pratiquement jamais. Il était à l’aise dans toutes les matières scientifiques, techniques et dans toutes les langues, le français, l’anglais, le latin, l’arabe dialectal et littéraire.
Il était apprécié par tous ses professeurs à qui il voua un profond respect. Il était en classe de seconde du lycée dit collège moderne. Il a passé tous ses examens du premier semestre ou il obtenait de très bonnes notes puis ceux du deuxième semestre avec toujours des notes satisfaisantes. Son comportement était des plus ordinaires sans aucun signe de stress ou toute attitude anormale notant un changement dans ses habitudes. Aucun signe insolite ne paraissait dans ce qu’il allait envisager. Puis sans crier gare, il quitta le collège comme à ses habitudes un 19 mai 1956 pour ne plus réapparaître et ne plus donner signe de vie. Il venait de rejoindre ses frères au maquis des montagnes environnantes. Il n’avait pas encore 19 ans .
Son bulletin n’a jamais été récupéré et jamais envoyé à sa famille.
Inopinément 50 ans après, un ancien élève du collège, devenu directeur de lycée, Belaïd Belkacem, ayant su que j’étais le frère d’Akli, le récupéra et me le remis. J’étais en possession du bulletin de mon grand frère dont je n’ai aucun souvenir. J’ai lu et relu toutes les notes qu’il avait obtenues et apprécié les observations toutes satisfaisantes les unes des autres de ses différents professeurs et le résultat final : «Admis en classe supérieure de 1re» et une autre notification : «Absent depuis le 20 mai 1956», j’ai gardé précieusement ce document dans mes archives personnelles. Sa vie d’une année au maquis a été des plus actives et des plus intenses.
Sa mission essentielle était la lutte armée et la participation aux combats dans les premières lignes d’une zone peu protégée dans la lisière de la ville de Tizi Ouzou sur le relief des montagnes peu abrupts à portée de l’avion militaire à quelques encablures de l’aérodrome militaire à la sortie ouest de la ville de Tizi Ouzou ou hélicoptères dites «les Bananes» et avions de reconnaissance et de combats appelés DC10 ne cessaient leur va-et-vient sans répit pour localiser et cibler les maquisards Tizi ouziens qui étaient à portée de canons des chars et tanks. Une fois l’aviation signalait leur emplacement s’en suivirent des bombardements intenses et incessants et enfin l’intervention des escadrilles des avions de chasse et comble de malheur, d’immenses boules de flamme des bombes au napalm sur d’immenses étendues brûlant et calcinant tout sur leurs passages, corps humains, carcasses d’animaux, arbres et végétation ; c’est l’enfer sur terre.
Akli jeune maquisard était dans le secteur.
II couvrait la région de Béni Zmenzer faisant partie de la zone III, de la Wilaya III historique. Le poste de commandement du secteur était situé à Redjaouna, plus précisément dans le hameau Imaghissen au sein de la demeure de la famille Asma. Il s’agit d’un refuge de repli des maquisards après leurs combats et à la fois centre de repos et de soins pour les maquisards blessés.
Akli avait bénéficié, avant de rejoindre le maquis, d’une formation de secouriste. Elle consistait en la préparation à faire face en vrai professionnel à tout ce qui touchait aux blessures de guerre, au traumatisme psychologique. Cette compétence lui a permis d’accomplir la mission paramédicale et de soignant pour les maquisards blessés dans les combats et qui avaient besoin de soins quotidiens, entre autres désinfecter les plaies, faire et refaire les pansements, pratiquer des injections, surveiller les perfusions, vacciner contre le tétanos .
Akli, grâce à sa forte personnalité, sa bonté, sa force de caractère malgré son jeune âge, rehaussait le moral des blessés hospitalisés dans l’infirmerie ou certains passaient de longs séjours avant leur guérison ou en attente d’être évacués vers des hôpitaux où ils recevaient des soins plus appropriés.
Akli étant le lettré du groupe, il avait pour tâche de rédiger le courrier de la plupart des moudjahidine illettrés ou de leur lire et traduire en arabe ou en kabyle le courrier qu’ils recevaient sans jamais changer le contenu, trahir la confiance ou ne pas respecter le secret qui lui a été confié en écrivant ou en recevant les lettres.
C’est ainsi qu’il a vécu sa vie de maquis auprès de ses frères de combat venant de différents villages de la commune de Tizi Ouzou. Ils étaient pour la plupart jeunes et étaient pour la majorité peu ou pas du tout instruits, le plus souvent illettrés mais jamais la différence de niveau intellectuel ou de niveau social n’apparaissait. Ils étaient des frères de combat unis pour le meilleur, l’indépendance du pays où pour le sacrifice suprême.
Une année s’est écoulée quand arriva le jour fatal, un combat des plus meurtriers ou tout l’arsenal de guerre a été utilisé par la soldatesque ennemie et leurs supplétifs de harkis. Le groupe de 10 combattants a été localisé dans une région de Béni Douala au lieudit Azrou Mezou. Il fut encerclé par une armada de militaires, il n’avait aucune possibilité de repli. Un combat acharné s’en est suivi, malgré le déséquilibre des forces et le peu de moyens de nos moudjahidine, le combat incessant dura toute une journée de l’aube jusqu’à la tombée du crépuscule.
Du balcon de sa maison, la mère d’Akli percevait les avions qui tournoyaient dans le ciel au-dessus de la zone de combat. Ce spectacle ressemblait au vol des vautours signe prémonitoire de malheur. La mère d’Akli avait le pressentiment que son fils en faisait partie et que sa vie était en danger. Le combat ne cessa qu’à la nuit tombée.
Le lendemain le père d’Akli fut convoqué par les militaires, après un interrogatoire intense, il fut dirigé vers l’hôpital sans aucune explication et tout naturellement, il s’imaginait une fois arrivé qu’il allait rendre visite à son fils blessé au combat et que tout au moins il était blessé mais vivant. Mais l’endroit vers lequel il fut orienté n’avait rien de service d’hospitalisation mais un endroit lugubre situé dans les sous-sol, ce fut une salle macabre appelée morgue où dix corps sont allongés.
Avec beaucoup de courage, en bon musulman pratiquant, le père après une chahada venait de reconnaître et d’identifier le visage et le corps de son fils criblé de balles, dont une a transpercé son visage. Le père, dignement, les yeux rouges retenant ses larmes, acquiesce en bougeant sa tête qu’il s’agit bien du corps de son fils. Il quitta la salle escorté par deux soldats ennemis vers un centre d’interrogatoire pour être de nouveau interrogé.
Il venait de voir pour la dernière fois le corps de son fils, il ne lui sera pas remis pour l’enterrer selon les principes de l’islam. Les 10 moudjahidine morts dans le combat seront enterrés tous ensemble au cimetière de M’douha de Tizi Ouzou dans un endroit éloigné d’accès difficile loin du carré de la famille d’Akli .
Les détails des circonstances de sa mort furent racontés par un témoin survivant de cette tragique bataille. La famille d’Akli en a pris connaissance 60 ans après en lisant un livre sur l’histoire entre autres d’Akli et de ses frères de combat dans le maquis et dans le refuge de Redjaouna.
En ce temps-là, de retour au refuge, son cousin Moh Mekacher n’a pas été informé du décès d’Akli. Il était blessé et il ne fallait pas qu’il apprenne pour ne pas le démoraliser davantage. Akli était son jeune cousin, le fils de son oncle maternel, il veillait sur lui, le protégeait et il l’aimait énormément. Moh Mekacher fut lui aussi un martyr de la Révolution, il est mort les armes à la main, il était marié à sa cousine et père de deux enfants.
Akli chahid a rejoint ses autres frères chouhada dans l’Au-delà. Dieu le Tout Puissant l’a accueilli en Son Vaste Paradis.
Rien ne pouvait consoler ses parents qui venaient de perdre leur deuxième fils à la fleur de l’âge : 20 ans l’année 1956.
Si le sacrifice suprême de ces jeunes lycéens, qui ont rejoint le maquis était commun, si leur vie dans les maquis était semblable, s’ils ont partagé les mêmes peines en se consolant et en se soutenant mutuellement de la perte d’un de leur frère de combat, chacun a une existence de vie personnelle, un vécu et un parcours individuel dans une propre ambiance familiale et une sensibilité particulière et mérite d’être racontée pour les faire vivre pour l’éternité, par devoir de mémoire.
Après l’indépendance, neuf des dix moudjahidine morts et enterrés ensemble furent réenterrés dans leurs villages respectifs. Seule restait la tombe d’Akli. Un demi-siècle après, suite à l’initiative du Grand frère Brahim membre de l’OCFLN après un conseil de famille, il a été décidé de transférer sa tombe vers le carré familial, une cérémonie funèbre fut organisée, marquée par les prières du saint Coran et par des témoignages émouvants de ceux qui l’ont connu et en particulier l’hommage édifiant du moudjahid l’officier de l’ALN et secrétaire général du PC de wilaya, Salah Mekacher, auteur de plusieurs livres sur la guerre d’Algérie.
La tombe d’Akli est située à côté des tombes de son père Amar, son grand- père Akli, de son frère aîné Mohamed, de sa grand-mère et de sa mère dans le carré familial des Zemirli au cimetière M’douha.
Un travail de recherche est indispensable pour chaque jeune lycéen pour faire sortir individuellement de l’anonymat et les faire connaître.
Que les membres de leur famille et ceux qui les ont connus apportent leurs témoignages. Que leurs biographies soient inscrites en lettres d’or. Pour que nul ne les oublie. Pour que leur sacrifice ne soit pas vain .Gloire et éternité à nos martyrs.
Par Omar Zemirli
Professeur de médecine
Ancien élève du lycée Amirouche de Tizi ouzou