«Les tribus sont de grandes unités qu’il faut briser et dissoudre au plus tôt puisqu’elles sont le levier de toute résistance à notre domination… L’Etat pourra ainsi, soit par voie d’expropriation, soit par voie de cantonnement, fournir aux services publics ou à la colonisation les terrains nécessaires, mais toujours avec une prudente lenteur, et en choisissant l’occasion».
Henry Gabriel Didier, député à l’Assemblée nationale (1848 -1851)
Le colonialisme essayera par tous les moyens de légitimer ses crimes. Toutes les démarches entreprises dans ce sens seront inéluctablement vouées à l’échec. Miné par les germes de la cupidité et la recherche du profit, le colonialisme s’embourbera dans un cycle de violences inhumaines qu’il aura beaucoup de mal à justifier. Une colonisation a besoin de terres, de préférence les plus prometteuses.
Une colonisation sait qu’elle ne peut les obtenir que de deux manières / exterminer les autochtones ou bricoler d’insolites textes de lois pour couvrir du sceau de la légalité tous les outrages qu’on fera subir à une population algérienne animée par un esprit de résistance extraordinaire et un patriotisme inébranlable. Depuis des siècles, en Algérie, le statut foncier du musulman et la relation de celui-ci avec la terre et les biens immobiliers ne pouvaient se concevoir en dehors du groupe, de la communauté et de la tribu. Des tribus propriétaires de leurs terres depuis des siècles sans nul besoin de prouver par des documents administratifs leur droit de propriété, exploitant des étendues de terres qui n’étaient pas forcément délimitées avec extrême précision et dont certaines laissées à l’état d’inculture.
La tribu vivait librement avec le droit de tirer profit des forêts, des terres de parcours, des cours d’eau. La seule chose qui revêtait un caractère sacré et qui constituait l’âme de cette structure sociale résidait dans le caractère «inaliénable, indivisible et insaisissable» de leurs terres. (1)
C’est ce que le colonialisme se proposait de démanteler. Nul autre que le Maréchal Bugeaud, partisan farouche de la colonisation et du peuplement de l’Algérie, n’aurait mieux, et de manière aussi lapidaire, pu définir le programme de la colonisation : «Partout où il y aura de bonnes eaux et des terres fertiles, c’est là qu’il faut placer les colons, sans s’informer à qui appartiennent les terres. Il faut la leur distribuer en toute propriété » (2) . Durant plus d’un siècle, le pouvoir colonial promulguera des lois scélérates qui auront pour unique dessein l’expropriation et la spoliation des terres algériennes.
Dès 1830, et suite à l’effondrement chaotique de la régence d’Alger, les premières démarches coloniales consistaient, de manière expéditive, à mettre la main sans ménagement sur tout ce qui pouvait être confisqué sans le moindre égard pour le statut foncier musulman ni pour les engagements de la France (convention franco-algérienne, signée par le Dey Hussein et le maréchal de Bourmont le 5 juillet 1830) qui garantissait le respect de la propriété des indigènes. Le Maréchal Clauzel inaugurera ce règne de dépeçage foncier en procédant le 8 septembre 1830 à la séquestration de «toutes les maisons, tous les magasins, boutiques, jardins, terrains et autres établissements quelconques occupés précédemment par le dey, les beys et les Turcs sortis de la Régence d’Alger ou gérés pour leur compte, ainsi que ceux affectés à quelques titres que ce soient». Des biens qui seront versés sur le compte du Domaine créé à cet effet. Le 7 décembre 1830, un autre arrêté fut promulgué portant attribution au Domaine la gestion de l’ensemble des habous (fondations pieuses) (3) institutions séculaires aux fonctions sociales très importantes : «Entretien des mosquées, des villes en cause, au service du culte à Alger, au soulagement des pauvres ainsi qu’au rachat des musulmans tombés en esclavage, à l’entretien des routes, des fontaines et adductions d’eau». (4) Dans un mémoire interne de l’administration coloniale, Clauzel sera accusé d’avoir détruit les institutions de bienfaisance traditionnelles qui garantissaient une certaine forme de redistribution dans la population indigène, augmentant ainsi la charge de l’Etat par le saccage de l’économie locale. (5)
«La conquête d’Alger fut le théâtre de multiples saccages et pillages, qui atteignirent tant la ville intra muros que ses alentours.» (6) «Le soldat détruisait pour le plaisir de détruire…, tout était brisé, sans but et sans profit pour qui que ce fût». (7) Quant aux démolitions entamées par le génie militaire, celles-ci provoqueront la destruction de centaines de maisons, quasiment la moitié de la ville et sans égard ni pour les mosquées (telle la célèbre mosquée de la Sayyida) ni pour les cimetières musulmans. «Ces séries de démolitions, de trouées dans le tissu urbain et de réformations du réseau viaire (celui des rues) qui, en quelques mois, transfigurèrent la ville.» (8)
Ce climat apocalyptique poussera à un exode massif des citadins qui constituaient le poumon économique d’Alger, un exode qui ne sera pas sans conséquences sociales et économiques sur les habitants. «Les appropriations indues allaient bénéficier encore du départ massif des habitants soumis à la terreur d’une situation qui ne garantissait plus la sécurité de leurs biens et de leur personne». (9) On commencera à prendre conscience une cinquantaine d’années plus tard de l’espace central qui avait été anéanti, et dont la disparition était aussi catastrophique pour Alger. (10)
Les biens que convoitait l’administration coloniale étaient si importants (11) et difficiles à en déterminer la nature (beylik, makhzen, melk, habous, arch) que cela exigeait une opération de «domanialisation» qui devait obéir à des investigations rigoureuses, méthodiques, compliquées et harassantes.
C’est ce que la législation foncière coloniale projetait de mettre en place dès 1830 : localiser tout ce qui pourrait être confisqué à moyen et à long termes. «Le sol tout entier avait des propriétaires musulmans, et la propriété, à des degrés divers, était plus ou moins collective. Cela exigeait donc l’intervention de l’Etat français, ne fut-ce que pour rendre le sol susceptible d’appropriation». (12) Un Arrêté de Bugeaud (gouverneur général) datant d’avril 1841 légalisera l’une des formes de spoliations les plus sournoises et les plus arbitraires, désormais, «Les propriétés particulières et des corporations qui auront été reconnues indispensables à la colonisation seront expropriées d’urgence pour cause d’utilité publique» (art. 5.).
Il sera préalablement nécessaire de recenser tous ces biens considérables, identifier leurs propriétaires et réclamer des actes de propriété (13) afin de déposséder ceux que le pouvoir colonial considérera désormais comme des «indus» propriétaires. Ce modus operandi figurera invariablement dans tous les arrêtés, décrets, ordonnances et lois. L’Ordonnance du 1er octobre 1844 mettra en place l’expropriation des terres incultes ou dont les titres n’étaient pas conformes aux conditions établies par l’ordonnance, validera les transactions foncières antérieures, confirmera les formes d’expropriation pour cause d’utilité publique et abolira la règle d’inaliénabilité protégeant les biens habous.
L’Ordonnance royale du 21 juillet 1846 prescrira le recensement général des titres de propriété rurale dans les périmètres de colonisation et exigera également la présentation, sous peine de déchéance, les titres de propriété. Les biens sans maître, ou dont les titres de propriété considérés insuffisants, seront désormais rangés dans le domaine de l’Etat.
Ces deux ordonnances très perfides comme tous les autres textes ultérieurs prépareront le terrain d’une domanialisation et d’une francisation quasi-totale du foncier algérien. Toutes les lois qui viendront par la suite se complétant et se modifiant les unes les autres (loi du 16 juin 1851 et le Sénatus-consulte du 22 avril 1863), toujours imparfaites ne pourront empêcher ni la mise en place d’une politique de cantonnement désastreuse pour les tribus ni la pérennisation des spoliations foncières.
Le pouvoir colonial entamera avec les tribus un redoutable marchandage : en échange d’une confirmation de leurs droits de propriété, on exigera de celles-ci, désormais uniquement usufruitières, de céder à l’Etat considéré comme le propriétaire éminent du sol une part de leurs terres jugées excédentaires par rapport à leurs besoins. Les tribus qui seront visées par l’application des ces mesures foncières pernicieuses se retrouvaient divisées en fractions et dispersées au sein de fractions appartenant à des tribus différentes ou au sein de «arouch» nouvellement créés sur des terres généralement incultes. (14)
Cette politique du cantonnement, présentée comme une opportunité qui rendait possible une «appropriation complète et définitive au profit de la famille arabe d’une portion de territoire en fonction des besoins réels de cette famille» était en fait un véritable pacte faustien. Toutes ces opérations visaient à enfermer les tribus à l’intérieur de limites territoriales rigides et étroites. Ceci portera un grand coup aux tribus nomades et semi-nomades dont la mobilité et l’espace sont un élément fondamental pour leur survie.
Cet effroyable chaos finira par attiser le feu de toutes les insurrections. Le cantonnement a non seulement permis à l’administration du domaine de s’approprier les meilleures terres archs, mais il a surtout fragilisé le système communautaire. La pratique du cantonnement permettra à la colonisation privée, particulièrement aux spéculateurs et aux grandes sociétés financières, de se procurer les meilleures terres indigènes, soit par concession gratuite, soit par achat à des prix dérisoires. «Ainsi se déroula le drame le plus poignant de la colonisation algérienne, celui de l’expulsion des tribus de leurs terres ancestrales sans profit réel, ni pour le peuplement français, ni pour la mise en valeur». (15) (A suivre)
Par Mazouzi Mohamed , Universitaire
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Notes /
(1)_ Annie Rey –Golzeiguer, Le Royaume Arabe Enag Editions, 2010, p.165
(2)_Maréchal Bugeaud, Par l’épée et par la charrue, Ecrits et discours de Bugeaud, présentés par le Général Azan, Paris, 1948.
(3)_Albert Devoulx, Les édifices religieux de l’ancien Alger, Alger, Typographie Bastide, 1870
Rien que pour la ville d’Alger, les immeubles ayant eu des fonctions religieuses (mosquées, zaouïas, centres d’études et d’accueil) dans la ville et dans sa périphérie ont été recensés comme suit /. 194 édifices, dont 166 intra-muros tandis que les 28 autres (de la campagne alentour), la majorité seront détournés de leurs fonctions et cesseront leurs activités. Celles-ci avaient une fonction sociale et caritative très importante.
(4)_ A.P.Weber 1830-1930, La France en Algérie : une malheureuse aventure, Publibook,Paris, 2010, p.95
(5)_ ANOM, F80/1670/B, Réfutation de l’ouvrage publié par M. le Maréchal Clauzel sur Alger
(6)_ Isabelle Grangaud, La transfiguration d’Alger par l’appropriation immédiate des biens de la régence Histoire de l’Algérie à la période coloniale, sous la direction de Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault , Paris la découverte 2014 , p.124.
- François Dumasy, La grande spoliation d’Alger, 1830-1834 : codifications et énonciations d’un bouleversement urbain, in Charlotte Jelidi (éd.), Villes maghrébines en situations coloniales, Paris,IRMC-Karthala, 2014, p. 41-59.
(7)_ E. P.Reynaud, Annales Algériennes T.1, Librairie Militaire, J.Dumai-E, Paris , 1854 , p.107
(8)_ Isabelle Grangaud, Op.Cit.
(9)_ Isabelle Grangaud, Op.Cit.
(10)diterranée, n°31, 1981. pp. 73-84
(11)_ Tahar Khalfoune, L’Algérie : champ d’expérimentation favori de(s) théorie(s) du Domaine, colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.
40 millions d’hectares de terres cultivables, soit 14 millions d’hectares dans le Tell - régions du Nord bien arrosées et fertiles - et 26 millions d’hectares dans le reste du pays, répartis entre biens melks, arch, beyliks, habous, makhzen, kharradj. »
(12)_ Léon Gauthier, « La Question indigène en Algérie et les musulmans français du Nord de l’Afrique » Hachette , Paris , 1906.
(13)_ Isabelle Grangaud, « Prouver par l’écriture. Propriétaires algérois, conquérants français et historiens ottomanistes », Genèses, no 74, 2009, p. 25-45.
(14)_ Dareste Rodolphe, La propriété en Algérie (Loi du 16 Avril 1851) et loi du sénatus-consulte du 22 Avril 1863, Ed.Challamel. Paris,1864.
(15)_ Julien, C-A, Histoire de l’Algérie contemporaine. Tome 1. PUF, (1964). p 404.