17 Octobre 1961 : un tournant dans la guerre de Libération

20/10/2024 mis à jour: 18:03
1863

En ce début septembre 1961, Omar Boudaoud, responsable de la Fédération de France du Front de Libération nationale FF FLN, flanqué de Ali Haroun, son collègue du Comité fédéral CF, responsable de la presse et information, a rendez-vous à Bruxelles avec les émissaires de Michel Debré, suite à un contact établi par le biais de Abderrahmane Farès.


Il faut dire que les négociations d’Evian 1 (20 mai au 13 juin), puis de Lugrin (20 au 28 juillet 1961) étaient alors dans l’impasse totale pour les grandes questions (Sahara, minorités européennes, base navale de Mers El Kébir, etc.), même si le président français De Gaule avait entre-temps amorcé un déblocage indéniable sur le Sahara dans son discours de septembre 1961. Toujours est-il que la France coloniale qui avait gagné la guerre sur le terrain avec des maquis exsangues et une frontière hermétiquement bouclée par la ligne Morice-Challe, négociait en position de force et voulait arracher des concessions majeures sur les questions importantes, tout en sachant que le chemin vers l’indépendance était déjà irréversible.


C’est dans ce contexte que lors de la fameuse rencontre bruxelloise, il a été demandé à O. Boudaoud d’appeler à un cessez-le-feu et à l’arrêt de toute action armée en France de la part la FF FLN. La réponse de l’homme à poigne a été instantanée : Niet. Bien plus, il avait fait valoir à ses interlocuteurs que même le GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) ne peut proclamer un cessez-le-feu sans une consultation préalable du Conseil National de la Révolution Algérienne CNRA, le parlement concocté lors du Congrès de la Soummam de 1956. 


C’est ainsi que le 5 octobre 1961, le triumvirat inconditionnel de l’Algérie française Debré-Frey-Papon mettra en application la solution mijotée plusieurs mois plus tôt afin de mettre à genoux la FF : un couvre-feu parisien de 21h à 05h à l’encontre des «Français musulmans». Advenant un succès de cette mesure, la conséquence aurait été la paralysie totale de la FF FLN, tant ses activités s’effectuaient essentiellement le soir/nuit (collectes de fonds, réunions, etc.). C’est pour cela que le CF FF a réagi illico presto aux doléances de la base, en décidant d’organiser une démonstration de force et de brader le couvre-feu raciste. 


O. Boudaoud fit alors le voyage à Tunis pour obtenir le quitus / appui du GPRA. Dans une réplique devenue célèbre, il se fait dire par Ben Tobbal, le ministre de l’Intérieur du GPRA : «Si vous réussissez, c’est la Révolution qui réussit; si vous échouez, vous paierez votre décision.»1. La réponse de O. Boudaoud fut sans équivoque : «J’ai compris, alors nous allons agir.» 


Ce qui fut fait. Ce qui précède montre qu’il est inapproprié de qualifier la FF FLN post-1958 d’être juste une courroie de transmission du GPRA, comme le font l’historien M. Harbi3 et ses disciples 4, 5. Aussi, il est saugrenu d’écrire qu’en décidant la marche du 17 Octobre 1961, la FF voulait se placer dans la course au pouvoir3, 5, sachant que O. Boudaoud a décliné les sollicitations de Ben Bella lors de ses appels téléphoniques, deux fois plutôt qu’un1, pour rejoindre le groupe de Tlemcen durant les manœuvres de l’été 1962. Un comportement de dignité exceptionnelle, Argaz* comme on le dit si bien en berbère, qui découle du courage hors du commun de dire non au puissant de l’heure. D’autres membres du CF de la FF FLN approchés, à l’image de F. Bensalem et A.T. El Ibrahimi, ont également manifesté leur qualité d’Argaz en déclinant la même sollicitation.  


On ne peut pas dire de même pour bien d’autres anciens membres du CF, incluant M. Harbi, qui ont offert leurs services et/ou ont succombé aux sirènes du pouvoir issu du coup de force de 1962. Ce qui précède n’est aucunement un reproche, tant ils méritent une place au soleil dans le pays qu’ils ont contribué à libérer. Mais cela ne donne pas le droit de reprocher aux autres leurs propres instincts opportunistes, aussi humainement compréhensibles et/ou justifiés qu’ils puissent être.


Pour revenir au 17 Octobre 1961, de l’aveu de ceux qui l’ont concocté1, 2, la décision de manifester était censée se dérouler sur 3 jours/étapes : (i) manifestation de masse, incluant hommes, femmes et enfants; (ii) manifestation des femmes demandant la libération de leurs époux censés avoir été emprisonnés la veille; (iii) grève générale des commerçants et ouvriers**. 


Ce fut la mobilisation générale dans les quartiers à forte population d’origine algérienne (Nanterre, St-Denis, Barbès, etc.) pour rejoindre les lieux de rassemblement (Grands Boulevards, Saint-Michel, etc.) pour défiler en grand nombre au cœur même de la capitale coloniale, malgré la pluie battante. Mais, dans un déchaînement de violence sans précédent, les forces de l’ordre dirigées par M. Papon, engagent la chasse au faciès, avec une répression féroce sans précédent. Même si «les manifestants se laissaient appréhender sans résister», dixit Le Figaro, des coups de feu mortels furent tirés sur une foule à laquelle la FF FLN avait interdit le port d’armes. Dans son désir d’empêcher la formation de cortèges, la jonction des CRS avec les gardiens de la paix dans les célèbres ponts de Neuilly et St-Michel, a pris en étau les manifestants précipités volontairement et en grand nombre dans la Seine. Ce ne sont pas loin de 12 000 manifestants qui furent arrêtés et transférés dans des centres (Palais des sports, le stade de Coubertin) où ils subirent les pires violences à l’abri des regards.


Cette journée du 17 Octobre 1961 a vu une exceptionnelle mobilisation de masse au cœur de Paris. Malgré le bilan macabre, elle est à mettre au crédit de La FF FLN qui a été en mesure de maintenir son emprise sur la communauté algérienne, réalisant même l’exploit d’organiser la grève des commerçants et les manifestations de femmes au lendemain de cette journée-là. 


Le 17 Octobre est aussi l’occasion pour rendre hommage aux victimes de ce massacre et par la même occasion aux détenus clandestins, aux torturés dont certains ont été portés disparus ou assassinés. 

C’est également l’occasion de faire sortir davantage de l’ombre le chercheur sans titre Jean-Luc Eynaudi qui a documenté puis exhumé du long oubli cet odieux crime d’Etat qui a fait plus de 200 victimes. J. L. Eynaudi a rencontré les protagonistes de cet événement sur les deux rives de la Méditerranée et questionné les archives des cimetières, des hôpitaux et il n’est pas exagéré de parler d’un avant/après ses révélations. 


Pour ce qui est de politique et d’avenir, la reconnaissance du crime d’Etat sur le bout des lèvres est insignifiante pour un pays qui veut apparemment se dédouaner en le faisant endosser exclusivement à M. Papon, refusant de ce fait de considérer l’Histoire avec lucidité. Pour le pays dont sont originaires les victimes, la récupération politique par l’entretien de la conflictualité est devenue au fil du temps une constante nationale des pouvoirs successifs pour se donner plus de crédit et/ou de légitimité. Ces deux politiques se rejoignent et sont aux antipodes du travail sur une mémoire apaisée et résolument tournée vers l’avenir.


 Par M. Benhaddadi ,  Ph D, C.Q. Professeur-retraité
 

 

 

*Argaz désigne un homme au sens propre et symboliquement un homme qui se tient debout devant l’adversité
**Les deux versions diffèrent par la permutation des jours 2 (ii) et 3 (iii) 
1O. Boudaoud, du PPA au FLN, mémoires d’un combattant, Casbah Éditions, 2007
2A. Haroun, La 7e Wilaya, La guerre du FLN en France 1954-1962, Éditions du Seuil, 1986
3M. Harbi, Une vie debout, Éditions La découverte, 2001
4D. Djerbal, Organisation spéciale de la Fédération de France, Éditions Chihab, 2022
5G. Meynier, Histoire intérieure du FLN 1954-1962, Éditions Fayard, 2002
 

 

 

 

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