Le 2e cycle historique se ferme sur la révolte d’Octobre 88. La surprise est totale : Octobre 88 sera pour beaucoup «un coup de tonnerre dans un ciel bleu». En fait, les nuages s’amoncelaient à l’horizon et grossissaient sans que le pouvoir dans son euphorie et ses cérémonies de démonstration de puissance s’en rende compte.
Et pour cause ! Certes, il pouvait être fier de ses réalisations sociales et économiques : électrification du pays, accès à l’éducation et la santé, investissements infrastructurels… Mais il avait progressivement perdu le contact avec sa population. L’absence d’encadrement politique de la population se paye, car le peuple ne vit pas seulement de pain, il a besoin d’exprimer sa volonté en toute chose qui concerne sa vie, son avenir et celui de ses enfants et c’est là qu’un pouvoir paternaliste et autoritaire a justement failli. Si l’école et la santé sont gratuites, si les efforts pour sortir le monde rural de la pauvreté sont réels et si le chômage est réduit artificiellement par le suremploi, le peuple n’a pas le droit à l’expression de sa volonté, ne serait-ce que pour élire librement un président d’APC !
Le parti unique, occupé dans ses luttes internes pour le contrôle de la rente, ne se mobilise que pour organiser ses kermesses électorales. Il se contente de s’affilier une clientèle et se coupe de sa raison d’être : sa base. Voilà pourquoi Octobre 88 a surgi dans le paysage politique de façon brutale et inattendue. Voilà aussi pourquoi cette révolte a vite dérivé vers la violence, voilà pourquoi le pouvoir n’a pas saisi l’appel de la rue qui l’interpellait sur sa fuite en avant et appelait au changement, au compromis : l’interface politique entre l’Exécutif et le peuple qu’auraient dû constituer le parti et les syndicats avait volé en éclats et laissé libre cours au travail de corps intermédiaires informels, opaques et brutaux représentés par le mouvement islamiste. Octobre 88 aurait dû sonner la même alarme que celle de Décembre 60 : le peuple veut le changement, un cycle, celui de la rente historique, est clos, il faut procéder aux métamorphoses indispensables de la gestion politique du pays pour avancer vers plus de progrès et de liberté. Cet appel a-t-il été entendu ?
III- Le cycle de la violence et la fausse opulence
Chadli, dit-on, fut profondément ébranlé par les évènements d’octobre. C’est probablement vrai lorsqu’on se rappelle l’expression affligée qu’il affichait lors de son discours du 10 octobre. Pour autant a-t-il réalisé la gravité de l’impasse politique dans laquelle se trouvait le pays ? Je ne crois pas, mais il fut forcé de reconnaître qu’une ouverture politique était nécessaire pour regagner un tant soit peu la confiance du peuple.
Il va ainsi promulguer une nouvelle Constitution plébiscitée par un referendum en février 89, il va également accepter l’idée de réformes économiques et sociales pour empêcher que le pays, en difficulté financière majeure du fait de la chute brutale des prix du pétrole, ne tombe dans le cycle infernal des reformes imposées par les places financières internationales. Ce fut la brève éclaircie que le pays vivra pendant deux ans au cours desquels un début de pluralisme syndical politique et médiatique naîtra et que la société sera interpellée pour participer, à travers les organisations politiques et syndicales et de la société civile naissantes, à la définition de son destin. Là aussi, je n’épiloguerai pas sur les raisons de l’échec de cette initiative, je dirai simplement qu’une jonction contre nature entre les velléitaires de la rente et leur concurrents islamistes a violemment brisé cet espoir et plongé le pays dans la guerre civile.
Ce 3e cycle de notre Histoire contemporaine commencera de manière tragique : la gestion calamiteuse de la révolte d’octobre 88 par le pouvoir avait ouvert un couloir au mouvement opportuniste et obscurantiste islamique. Au lieu de soutenir le mouvement naissant des réformes, patriote, moderne et nationaliste, les tenants du pouvoir rentier préféreront, hélas, une politique autoritaire et manipulatrice espérant pouvoir domestiquer les islamistes et d’en faire un soutien au statu quo politique. Cette tentative amènera à la confrontation violente et précipitera le pays dans une guerre civile dont on paye encore aujourd’hui les conséquences. En moins de 2 générations, le peuple algérien va connaître deux chocs d’une violence inouïe : après avoir vécu la guerre coloniale la plus dévastatrice du XXe siècle, et avant même d’être guéri du choc, nous voilà de nouveau plongés dans une guerre d’une autre nature dont la violence résidera non seulement dans son extrême cruauté mais aussi dans sa totale absurdité : les Algériens s’entretuent souvent sans savoir exactement le pourquoi de cette horreur.
Cette guerre marquera les consciences sur plusieurs générations : peut-être aura-t-elle au moins le mérite de nous avoir enseigné que la violence, la guerre, le sang et la mort ne règlent pas les conflits inévitables dans une société en construction. Cet enseignement sera retenu et s’exprimera 20 ans plus tard dans le Hirak. Après 10 années de conflit meurtrier, fratricide, aura lieu une tentative avortée d’une élection libre et plurielle. Là aussi, le statu quo prévaudra sur la politique de transition démocratique. Un président-roi en naîtra en 99 s’imposant au peuple en sauveur de la nation et en faiseur de paix. Il sera soutenu par une extraordinaire embellie financière justifiée par l’envolée du cours des hydrocarbures et… nous voilà replongés dans les délices de la politique du pétrole cher.
La corne d’abondance arrose sans compter et la clientèle du nouveau pouvoir devient de plus en plus vorace, affichant aux yeux du peuple davantage de cette arrogance si propre aux parvenus. Mais en même temps, comme au lendemain de toute guerre, le réflexe naturel de remplacement démographique va fonctionner sans mesure, si bien que vers la fin des années 2000 naissent annuellement plus d’un million d’Algériens faisant passer la population de 9 millions à l’indépendance à plus de 45 millions aujourd’hui et la tendance est à la hausse. De plus, se produit tout aussi naturellement et légitimement une forte poussée d’urbanisation. Les Algériens quittent les campagnes en quête de modernité, c’est-à-dire à la recherche des instruments de la vie moderne : logement salubre, accès à l’eau potable et l’électricité, aux services d’hygiène de santé d’éducation et de loisir.
Cette poussée d’urbanisation fera passer la population urbaine de 15% à l’indépendance à plus de 70% aujourd’hui, c’est-à-dire de moins de 1 million d’urbains à plus de 30 aujourd’hui. Cette multiplication par 30 de la population urbaine en moins de 60 ans ne sera pas sans conséquences sociales, économiques, culturelles, politiques et urbanistiques. Le défi pour les autorités publiques est gigantesque : il faut loger, instruire soigner toujours davantage et… surtout, relancer l’économie productive pour donner du travail aux millions de nouveaux demandeurs d’emploi.
Or les 20 années de gestion du président-roi ont lamentablement échoué à créer le nombre d’emplois nécessaires pour absorber cette importante demande en progression constante. En sabordant les réformes économiques initiées au début des années 90 et qui auraient pu donner leurs fruits au terme de cette décennie, en préférant les dépenses somptuaires à l’investissement productif, en refusant les reformes politiques nécessaires à libérer l’initiative et dépoussiérer la gestion bureaucratique de l’économie, le pouvoir enfonce le pays dans la crise. L’euphorie des gouvernants repus de pétrodollars ira jusqu’à l’absurde : je n’évoquerai pas l’argent englouti dans une mosquée pharaonique dont nul aujourd’hui ne sait que faire, par contre on reste cloué d’étonnement face à des décisions économiques incompréhensibles comme par exemple le remboursement intégral et anticipé de la dette extérieure. Tout économiste sérieux vous dira qu’aucun pays au monde ne rembourse sa dette, il la fait rouler… à une seule condition : que l’argent emprunté serve exclusivement à l’investissement productif, c’est-à-dire à la création d’emplois et à l’amélioration constante de la qualité de l’école, de l’université, des services de santé etc. C’est malheureusement l’inverse qui sera fait : on rembourse la dette par cet orgueil irrationnel qui nous allonge le «khanchouche» et on flingue le reste de l’argent dans le gouffre sans fin de l’achat d’une prétendue paix sociale aussi fragile que vorace et insatiable.
Mais si l’histoire bégaie si souvent, quand on lui fait violence elle finit par se répéter : comme à la fin des années 80, la manne pétrolière se rétrécit comme une peau de chagrin et à partir de 2014 on va aller de Charybde en Scylla : l’argent manque et les 1000 milliards de dollars dépensés ne rapportent par un clou au Trésor
national ! On a mangé notre pain blanc, il faut se serrer la ceinture. On pensait naïvement que la leçon de 88 allait enfin servir, qu’un diagnostic lucide d’échec d’une politique obsolète allait être établi et, qu’enfin on allait poser pied à terre, en appeler aux forces vives de la Nation et sans en arriver jusqu’à la repentance, que nul n’exigeait de personne, des mesures de sauvegarde de la souveraineté nationale, parce que l’on était là, allaient être entreprises.
Eh bien non ! la réponse fut de reconduire au pouvoir, jusqu’à ce que mort s’ensuive, celui-là même qui a ordonné et entretenu la curée.
Et puisque le trône du président-roi s’est transformé en fauteuil roulant, on va faire preuve d’une outrance rarement égalée jusqu’à faire agenouiller une clientèle servile devant un portrait encadré du candidat paralytique et muet !! On bascule au-delà de l’absurde jusqu’au retour aux pratiques païennes les plus éculées.
Cette tragique période acte la fin de ce 3e cycle de notre histoire contemporaine.
Et encore une fois, ce sera toujours le même acteur qui viendra agiter le chiffon rouge alertant le peuple et son pouvoir, civil et militaire, du risque d’effondrement du pays et de la nécessité de mettre fin à cette dangereuse fuite vers l’inconnu. Comme en mai 45, comme en décembre 60, comme en octobre 88, le peuple algérien s’est dressé comme un seul homme pour en appeler, comme il l’a fait hier au soulèvement armé pour l’indépendance, aujourd’hui, de manière clairvoyante et pacifique, à la raison en faveur d’un changement de feuille de route, d’une autre politique, d’un autre paradigme politique économique et social. Le Hirak surgira de manière aussi inattendue que massive dans le paysage politique au moment opportun et salvateur. Mais… avec quel succès ?
IV. La fin d’un siècle de luttes et l’entrée dans un nouveau cycle
Le Hirak marque donc la fin du 3e cycle de notre histoire et signe la fin annoncée d’un siècle de luttes d’abord pour l’indépendance, ensuite pour les libertés. Ce mouvement populaire spontané, gigantesque et pacifique, qui avait séduit le monde entier par sa maturité, même s’il a sérieusement secoué le cocotier, n’est pas parvenu à convaincre les gardiens du temple à accepter le changement politique nécessaire à produire un compromis politique. Que s’est-il passé pour que cette formidable énergie créatrice se dissolve aussi facilement dans l’ennui avant d’être balayée par la Covid ? On pourrait écrire des milliers de pages pour exprimer toutes les théories concernant l’échec du Hirak, comme on a tant écrit sans beaucoup de talent ni conviction sur le basculement malheureux du «printemps» arabe en cauchemar des peuples arabes. Je crois pouvoir dire, pour ma part, que deux facteurs d’appréciation ont été à la base de l’impasse dans laquelle s’est fourvoyé le Hirak : d’une part nous avons (par ce «nous» je désigne tous ceux qui se sont investis dans le mouvement avec l’ambition, affichée ou non, de le conduire) trop romantisé cet évènement en voulant absolument l’inscrire dans le pluriel et la convivialité colorée et festive.
D’autre part, nous n’avons pas su séparer le factuel du trajet historique : je veux dire qu’une analyse lucide et intelligente a manqué pour inscrire le Hirak dans une longue suite d’évènements historiques dans lesquels la voix du peuple s’est exprimée pacifiquement ou avec plus de violence, pour imposer le changement parfois avec un brillant succès mais plus souvent par des demi-échecs. Probablement que ce travail de replacement de ce mouvement dans son contexte historique temporel plus long aurait ouvert la voie à sa structuration et le sortir de la simple protesta et du dégagisme puéril pour en faire une force de proposition politique à la hauteur de l’enjeu historique.
Aujourd’hui, le pays entre dans son 4e cycle 2022-2050 et doit faire face à d’énormes défis :
- Sécuritaire avec une menace réelle à nos frontières et l’ambition de notre voisin de l’Ouest à vouloir en découdre après avoir vendu son âme au diable.
- Économique avec la nécessité de relancer l’outil productif dans un monde en pleine mutation : le basculement dans la post-modernité s’accélère dans le monde avec une rapidité effrayante qui n’admet plus aucun retard dans la décision. Intelligence artificielle qui remodèle profondément les politiques industrielles, conquête de l’espace, nouvelles politiques écologiques jetant au rebut les énergies fossiles et mondialisation du marché des compétences ouvriront ou fermeront à jamais la porte du progrès et de la prospérité aux peuples du monde.
- La place est désormais à celui qui sait gérer l’intelligence et exploiter le génie de sa jeunesse.
Or, justement, l’Algérie possède des atouts incontestables pour relever ces défis.
- Un peuple jeune avec une jeunesse éduquée malgré les retards enregistrés dans l’amélioration du système éducatif et de l’université.
- Un pays qui ne manquera pas d’énergie aussi bien fossile que non conventionnelle. Dans les prochaines années, même si l’on ne pourra pas exporter, l’Algérie ne manquera pas d’énergie. Ce sera plutôt de manque d’eau qu’il s’agira.
- Un pays relativement bien équipé, qui est à la possibilité à court terme de devenir la porte de l’Afrique au Sud et un pays charnière en Méditerranée et au Moyen-Orient.
- Un pays fort de sa diversité culturelle et de son ouverture au monde avec une diaspora de haut niveau intellectuel prenant le relais de notre migration des années 60-70 et s’imposant à tous les niveaux de la décision dans les pays du Nord.
2054 sera le centième anniversaire du déclenchement de la Guerre d’indépendance.
Qu’aurons-nous légué aux générations du siècle suivant ?
Saurons-nous utiliser ce formidable capital pour hisser l’Algérie de 2050 au rang des pays prospères ? La réponse à cette question réside dans notre capacité à produire les métamorphoses politiques indispensables et imposer l’État de droit, base incontournable de libération des hommes et des énergies créatrices.
CONCLUSION
Oui le peuple algérien a été bien seul durant ce siècle de combat pour son indépendance et sa liberté : seul pendant ses luttes contre la politique coloniale, seul pendant son héroïque combat pour son indépendance, seul dans ses efforts de construire un État, seul et vilipendé à chaque fois qu’il a voulu accéder à ses richesses, par exemple lors de la nationalisation des hydrocarbures, seul pendant les dix années noires, seul face à l’arbitraire d’une politique absurde et antinationale menée contre lui par un roi-bouffon.
Et après ce siècle de solitude, le voilà de nouveau seul face à sa destinée.
Seul à accomplir le chemin qui le mènera, un siècle plus tard, à s’expliquer face au serment de novembre 1954.
Il nous faudra apprendre du passé pour aller de l’avant :
- Approfondir nos connaissances sur nos expériences passées par l’analyse lucide et rationnelle.
- Réfléchir sur l’évolution des fameux printemps arabes, sur l’espoir qu’ils ont suscité et le cauchemar auquel ils ont abouti.
- Surtout ne rien attendre de l’étranger ni des États ou des institutions internationales, ni malheureusement des ONG prétendument au service du droit des peuples.
-Apprendre enfin à nous mobiliser pas seulement pour protester, mais aussi pour nous structurer en force de propositions pertinentes et responsables.
Par le professeur Farid Chaoui
(*) Pardon au maître d’avoir plagié le titre de son plus beau roman