Dans moins de 3 années, l’Algérie fêtera les 100 ans de la structuration du Mouvement national de lutte pour l’indépendance à travers la naissance de l’Etoile nord-africaine. Cette association, née en juin 1926 à Paris, est, à l’origine, une section de l’union intercoloniale, association de masse dépendante du Parti communiste français et créée sous l’égide des militants anticolonialistes, dont le Vietnamien Ho Chi Minh et l’Algérien Messali Hadj.
En 1927, l’ENA, par la voix de son président, revendique l’indépendance de l’Algérie et se sépare du Parti communiste l’année suivante. Le Mouvement nationaliste indépendantiste est ainsi né.
Quel bilan pourrions-nous aujourd’hui effectuer de ce siècle de lutte et quelles perspectives sommes-nous en droit d’attendre des années à venir ?
N’étant pas historien, je n’aurais pas la prétention d’apporter par cet article, une analyse scientifique et analytique des événements qui ont d’abord conduit à l’indépendance puis à la construction de l’Etat algérien. Mon propos est bien plus modeste : il s’agit d’une réflexion personnelle, née de mes lectures mais aussi de mes entretiens avec des hommes qui furent des acteurs et/ou des chercheurs de l’Histoire contemporaine de notre pays et que j’ai eu le plaisir de connaître.
Notre génération est née à la veille de la révolution nationale, elle a ouvert les yeux au cours des premières années de l’indépendance dans les écoles et les universités de l’Algérie indépendante, s’est battue à tous les niveaux pour participer à la construction d’un Etat libre, prospère et démocratique, elle est aujourd’hui à la veille de son remplacement pour ne pas user du terme plus triste de disparition, en s’interrogeant sur le legs qu’elle va faire à ses enfants et petits-enfants. Je suis partisan de la théorie défendue depuis Aristote Platon puis Ibn Khaldoun, en passant par nombre de théoriciens contemporains de l’Histoire de l’Humanité comme Toybee, que tout ce qui vit à une finalité et que cette finalité obéit à des propres équations que les hommes s’épuisent depuis toujours à en saisir la logique… en vain.
Or, l’Histoire est un corps vivant qui obéit à ses propres lois, lesquelles tendent aussi vers leur propre finalité : celle de l’inéluctable Vérité Historique. Même si cette finalité est quelque part façonnée par les Hommes, leurs luttes, leurs désirs et leurs vanités, l’Histoire finit toujours par imposer sa propre vérité en dépit de tous les calculs et les prophéties humaines. C’est bien cela, je crois, le sens de la fameuse «Marche de l’Histoire». C’est ainsi que quelques jeunes Algériens, munis de leur simple volonté et leur inébranlable désir d’émancipation ont vaincu, en dépit de tous les pronostics, une des plus grandes puissances militaires mondiales et sortis leur peuple de l’avilissement.
La question qui me hante est : quelles sont les règles de l’Histoire qui influent, sinon qui déterminent notre avenir depuis un siècle ? Toutes ces luttes, ces combats, ces discours, ces fièvres qui explosent avec une certaine régularité n’obéissent-ils qu’à leur seule logique ou bien s’inscrivent-ils dans une dynamique plus large que nous peinons à comprendre parce que nous ne parvenons pas à nous extraire du factuel, de l’apparent.
Ma réflexion s’inscrit dans cet état d’esprit et se place en contribution à la rédaction du testament philosophique d’une génération.
J’ai de manière arbitraire divisé ce siècle de notre histoire contemporaine en 3 grandes périodes d’environ 30 années :
1- de la naissance de l’ENA à l’indépendance du pays, période que je qualifierai de naissance du Mouvement national et de lutte pour l’indépendance : 1926-1962
2- 2e période de construction de l’Etat algérien : 1960-1990
3- 3e période les échecs de la construction démocratique : 1990-2020
4- 4e période à venir : 2020-2050 : où allons-nous dans ce monde en profonde métamorphose ?
CES PÉRIODES SONT DES CYCLES HISTORIQUES QUI SEMBLENT SE RÉPÉTER TOUS LES 30 ANS
I- 1er cycle : naissance du Mouvement national et la Guerre d’indépendance
L’ENA n’est pas une création ex nihilo née de la volonté de quelques hommes. Sa création est précédée de plusieurs décennies de luttes contre l’envahisseur colonial depuis la guerre menée par l’Emir Abdelkader jusqu’aux révoltes des années 1912-14 nées en réponse à la loi sur la conscription. Les initiateurs de l’ENA avaient d’ailleurs voulu lier symboliquement ce fait à l’Histoire des luttes anticoloniales en offrant le titre de président d’honneur au petit-fils d’Abdelkader : l’émir Khaled. Mais, me semble-t-il, l’événement majeur qui va cristalliser la conscience nationale et conduire à la structuration de la lutte politique et militaire pour l’indépendance est bien le contexte très particulier créé par la Première Guerre mondiale 1914-18.
Plus de 300 000 Maghrébins furent mobilisés et envoyés aux différents fronts dont plus de 200 000 Algériens. La plupart d’entre eux serviront de chair à canon, une partie plus modeste sera affectée comme main-d’œuvre gratuite dans les champs et les usines sur le territoire français. Le pouvoir colonial s’était échiné depuis 1932 à diviser les Algériens par mille et une mesures, comme l’interdiction aux «indigènes» de quitter leur commune d’habitation sans disposer au préalable d’un laissez-passer.
Ces mesures avaient bien sûr pour but de segmenter au maximum la société pour empêcher toute forme d’organisation et toute circulation d’information susceptible de participer à une prise de conscience nationaliste. L’effet que le pouvoir colonial n’avait pas prévu en mobilisant en masse des jeunes Algériens, qui pour la plupart n’avaient jamais quitté leur dechra, est précisément leur première rencontre en pays d’exil, dans la fureur de la guerre.
Ces jeunes découvrent qu’ils vivent dans un grand pays qui s’appelle l’Algérie qu’ils ne sont pas seulement des Hommes appartenant à telle ou telle tribu, communauté ou dechra mais qu’ils parlent la même langue, pratiquent la même religion et subissent le même joug colonial dans un vaste territoire appartenant à leurs ancêtres, spolié par ceux-là même qui les conduisent à l’abattoir d’une guerre qui ne les concerne en rien.
La conscience nationale s’est ainsi consolidée dans cette sauvage adversité et, au lendemain de la guerre, les survivants vont découvrir que dans ce pays pour lequel ils sont venus mourir, les hommes vivent avec des libertés qu’ils n’auraient jamais imaginé : s’informer, s’organiser en syndicats ou association, réclamer des droits. Le contact avec les associations anticoloniales africaines et indochinoises apprendra à ce mouvement d’émancipation les règles de la lutte syndicale et politique, officielle et clandestine.
L’Etoile nord-africaine naîtra de cette longue maturation en pays d’exil et portera les bases de l’édification du mouvement national algérien. C’est le premier cycle des luttes pour la libération du peuple algérien. En effet, c’est bien à partir des années trente que va se déployer le mouvement politique revendiquant l’indépendance du pays à travers la naissance des partis, tels que le PPA-MTLD, l’UDMA et le Mouvement des oulémas. Evidemment, la réaction du pouvoir colonial ne s’est pas fait attendre : arrestation de militants, interdiction des réunions politiques et syndicales, censure et exil, furent le lot quotidien des animateurs de ce mouvement politique auquel s’ajoutera le grossier trucage des urnes.
Ni l’énorme sacrifice des Algériens pendant les deux guerres mondiales ni la tiédeur de certaines revendications plaidant non pour l’indépendance mais juste pour l’abolition du statut de l’indigénat et l’accès à la pleine citoyenneté française ne feront fléchir la volonté du pouvoir colonial de perpétuer les politiques de ségrégation raciste et de marginalisation des populations «indigènes».
Un événement majeur et tristement célèbre va cependant constituer un important facteur d’accélération de l’Histoire : il s’agit bien sûr des manifestations populaires du 8 Mai 1945 à Sétif : une manifestation pacifique organisée au lendemain de la victoire des alliés contre les nazis, victoire pour laquelle sont morts des milliers de jeunes algériens, sera violemment réprimée par les autorités militaires françaises faisant des milliers de morts civils.
Cette horreur a eu pour heureuse conséquence de convaincre les Algériens que toute solution politique pacifique à la question algérienne est impossible au regard de la volonté irascible des colons de maintenir par le feu et le sang le statut colonial. C’est ainsi que naîtra l’Organisation spéciale (OS) au sein du MTLD, érigée en préparation de la lutte armée.
Bien sûr, les manifestations de Sétif ne sont par l’unique moteur du déclenchement de la lutte armée, mais force est de reconnaître que d’une part le peuple algérien a montré à cette occasion une grande maturité politique, une volonté indiscutable d’en finir avec la statut de colonisé et envoyé un message clair aux partis politiques : le chemin de l’indépendance passera nécessairement par le sang et le feu, nous ne croyons plus à la négociation avec le pouvoir colonial et sommes prêts à consentir tous les sacrifices pour regagner notre liberté et notre dignité. Dès lors la guerre s’imposera à tous et la poignée de braves qui vont la déclencher y sont allé avec la certitude que le peuple ne va pas seulement soutenir l’action armée, il va s’y fondre. Beaucoup a été écrit sur la guerre d’indépendance.
Des centaines d’ouvrages de différentes écoles et nationalités ont décrit une des guerres les plus absolues du XXe siècle. Des centaines de milliers de morts, au mois 1/3 de la population déplacée dans des «camps de regroupements» de sinistre mémoire ou forcée à migrer au-delà des frontières du pays pour échapper à la mort. Le pouvoir politique français a mis tous les moyens militaires et toute la propagande possible pour «réduire la rébellion». Sur le terrain la résistance dans les djebels et dans les centres urbains u vacille sous les coups de boutoirs de l’armée française mais ne plie pas, la question algérienne finira ainsi d’interpeller la conscience universelle et parviendra enfin au programme des institutions politiques des grandes puissances et à l’ONU.
Et c’est justement, à ce moment-là que le peuple algérien, avec son génie propre et son sens intuitif de l’Histoire, va s’imposer sur la scène politique et dire halte à l’ignominie du crime de masse et hurler sa colère face au silence criminel de la communauté internationale.
Incontestablement, les manifestations spontanées, populaires de décembre 1960 déclenchée à Belcourt et qui gagneront rapidement tout le pays ont, encore une fois, constitué un fantastique accélérateur de l’Histoire. Survenues au moment où la «question algérienne» était débattue à l’ONU, en masse, avec une revendication simple et claire «l’indépendance de l’Algérie».
Ces manifestations populaires constituent un moment historique essentiel de la lutte du peuple algérien pour sa liberté et renouent avec le serment de la génération de mai 45. Elles ont porté très haut la voix du peuple et son indissoluble soutien à la guerre de libération nationale menée par son armée de libération nationale. L’irruption spontanée, résolue et sincère du peuple dans la scène politique a fait basculer le sort de la guerre et accélérer la course vers l’issue naturelle du combat vers l’indépendance.
II- La construction de l’Etat algérien :le 2e cycle historique vers la liberté
Après les joies de l’indépendance, viendra le temps de la sueur. Le pays est dévasté par la guerre, la population est saignée à blanc, les institutions et les services publics, désertés par la fuite massive des pieds noirs sont paralysés. Là aussi la réaction du peuple ne se fera pas attendre : qui se souvient du mouvement spontané de la paysannerie pour la prise en charge des moissons et des labours dans les immenses étendues abandonnées par les colons. Qui n’oublie pas cet extraordinaire élan du peuple en réponse à l’appel du pouvoir, venant en masse déposer les quelques biens précieux qui leur restent dans le fameux «sandouk ettathmoune».
Bref, la mobilisation est ininterrompue, sincère, militante et sans limite. Je n’épiloguerai pas sur les luttes de pouvoir qui seront clôturées par le coup d’Etat de juin 1965 portant le colonel Boumediène à la tête du jeune Etat.
La construction de l’Etat algérien va s’appuyer sur deux grandes décisions politiques : la nationalisation des hydrocarbures et le lancement des 3 grandes révolutions culturelle, agraire et industrielle. Ces grandes décisions ont une portée qui dépasse le strict cadre politique : elles sont porteuses d’un projet idéologique orientant la construction de l’Etat national vers un modèle basé sur une juste répartition de la richesse nationale, sur la solidarité entre les classes sociales et les générations et l’équité à l’accès aux services publics en particulier à l’école et la santé. Le pouvoir politique va ainsi s’engager dans ces grandes réformes de manière autoritaire et volontariste assuré de leur pertinence et conforté par l’augmentation substantielle des revenus de l’Etat provenant de l’exportation des hydrocarbures.
Mais il pêchera par le refus d’accompagner ces mesures par un encadrement politique nécessaire. En effet, le président Boumediène estimera que la question du politique est secondaire face aux défis du développement économique et social et ne se souciera que peu de l’encadrement politique des réformes et de la société. A mon avis, ce fut la grande erreur commise à ce moment-là par le pouvoir qui va vider son programme de développement socio-économique de sa dimension politique et réduira le rôle du parti unique à celui d’un appareil au service du pouvoir exécutif.
La disparition brutale du président Boumediène va immédiatement révéler ce vide politique qui s’exprimera aussi bien dans la crise de sa succession que dans les conflits au sein des instances dirigeantes concernant les nouvelles orientations à donner aux politiques de développement. L’appareil du parti étant vidé de tout pouvoir et toute capacité d’action, coupé de la population qu’il n’a pas su encadrer et mobiliser, il reviendra encore à l’armée de s’impliquer dans les changements de paradigme politique d’abord en désignant le nouveau président, ensuite et pesant lourdement sur les changements des politiques économiques et sociales, passant du développement volontariste à la politique du «mieux vivre» et des plans antipénurie. Là aussi, la brusque augmentation du prix de vente des hydrocarbures du début des années 1980, les années du «pétrole cher», va donner lieu à une fringale de consommation comme pour combler les frustrations des années 1970, bien plus frugales.
On va dépenser pour «mieux vivre» mais aussi détricoter patiemment toute la politique économique et industrielle engagée durant la décennie précédente. Mais si ce nouveau paradigme économique et social se veut plus libéral, il persiste dans la même erreur que celle commise par Boumediène : pas question de reforme politique, pas d’ouverture en faveur d’une libre expression politique et syndicale de la société et fossilisation d’un parti unique réduit au mieux à un faire-valoir, une machine dans laquelle se trament les tractations et les complots de carrières.
La société est livrée à elle-même. Les inégalités sociales se creusent et la montée d’une nouvelle classe sociale opportuniste et prédatrice, affichant sa richesse par l’argent brutal aggrave les frustrations. Il suffira d’une crise financière conjoncturelle liée à la chute brutale du prix du pétrole (encore lui) pour précipiter la crise.
Par le Professeur Farid Chaoui
(*) Pardon au maître d'avoir plagié le titre de son plus beau roman
A suivre lll