Dr Ali Kahlane
Digital strategy and innovation
Vice-président of CARE
L’Algérie progresse dans sa transition numérique : services en ligne, portails électroniques et stratégie nationale structurée se mettent en place. Mais cette dynamique reste fragile, tant qu’une réforme clé demeure absente : l’unification des identifiants numériques.
Sans identifiant unique, aucune interopérabilité technique, aucune simplification administrative réelle, ni aucune automatisation fiable ne sont possibles. La multiplication des identifiants – plus de 11 pour un même individu ou une même entreprise – freine la transformation numérique, alourdit les démarches et coûte à l’Etat comme aux citoyens. Unifier les identifiants à deux – NIN pour les citoyens, NIF pour les activités économiques – est une mesure structurante, à fort rendement administratif, économique et stratégique.
Une dynamique numérique bien lancée à compléter
Depuis quelques années, l’Algérie a accéléré sa mue numérique. Une stratégie nationale de transformation numérique a été lancée par le Haut-Commissariat au numérique (HCN). Des administrations développent de plus en plus leurs systèmes d’information, et des plateformes de services en ligne ont commencé à émerger dans plusieurs secteurs (impôts, commerce, état civil, éducation...). Ces signaux sont positifs. Ils traduisent une volonté de modernisation réelle et une prise de conscience que le numérique est un levier de transparence, de performance et de souveraineté. Pourtant, le bénéfice pour les usagers – citoyens comme entreprises – reste limité. Pourquoi ? Parce qu’un élément fondamental manque encore : l’unification des identifiants numériques.
Une superposition historique qui empêche la fluidité
Aujourd’hui, un même citoyen est identifié par plusieurs numéros différents :
Numéro d’identification national (NIN)
Numéro CNAS
Numéro Casnos
Code d’imposition
Numéro d’article fiscal
Et une même entreprise peut posséder :
Un numéro de registre du commerce (RC)
Un numéro d’identification fiscale (NIF)
Un numéro d’identification statistique (NIS)
Un numéro employeur CNAS
Des numéros Casnos pour ses dirigeants.
Cette fragmentation des référentiels n’est pas seulement un héritage administratif. C’est un frein systémique. Elle empêche les systèmes d’information publics de parler la même langue, ralentit les échanges de données, rend les procédures opaques et oblige les citoyens à fournir les mêmes informations à plusieurs guichets différents.
Un coût économique et administratif massif
Cette situation engendre un coût administratif et humain colossal. Selon les estimations issues des données de terrain :
Autrement dit, la simplification des identifiants permettrait de restituer à la société algérienne 8,8 millions de journées-hommes par an, dont près des deux tiers au bénéfice direct des citoyens. Ce serait également un levier concret d’amélioration de la qualité du service public, sans investissement massif, mais avec un fort impact.
Unifier pour mieux servir : deux identifiants, pas un de plus
La solution est à la fois simple et ambitieuse : réduire les identifiants à deux numéros uniques et stables :
Le NIN (Numéro d’Identification National), pour toutes les personnes physiques, servant d’identifiant central dans tous les systèmes publics : santé, emploi, éducation, impôts, justice, sécurité sociale, etc.
Le NIF (Numéro d’Identification Fiscale), pour toutes les personnes morales (entreprises), utilisé dans tous les registres économiques, sociaux et fiscaux, remplaçant à terme le RC, le NIS et autres numéros satellites. Sachant que le NIF peut aussi être utilisé pour les personnes physiques auto-entrepreneures.
Cette réforme permettrait de créer une colonne vertébrale commune pour tous les systèmes d’information publics, rendant possible :
L’interopérabilité technique entre institutions
La simplification réelle des démarches pour les usagers
La réduction des erreurs et doublons
Une sécurisation renforcée des données
Et surtout, l’automatisation de nombreux processus administratifs
Des gains à tous les niveaux : citoyens, entreprises, institutions
Pour les citoyens : une seule identité numérique, reconnue partout, leur éviterait de multiplier les justificatifs et démarches répétitives. Un accès fluide aux services publics, sans surcharge administrative.
Pour les entreprises : des démarches plus rapides, une traçabilité renforcée, une lutte plus efficace contre la fraude et les pratiques informelles.
Pour l’Etat : une meilleure maîtrise des flux d’information, une capacité accrue à croiser les données, un facteur d’accélération du traitement des données et un socle commun pour développer l’intelligence administrative, la prospective, et les politiques publiques fondées sur la donnée.
Renforcer la gouvernance centrale
Appuyer la coordination institutionnelle sur un pilotage fort assuré par le Haut-Commissariat au Numérique (HCN), en s’appuyant sur un réseau actif de points focaux ministériels. Cette gouvernance renforcée devra passer d’un rôle de coordination passive à une dynamique de pilotage stratégique et opérationnel. Créer des task-forces par projet : Instituer des équipes projets agiles, pluridisciplinaires, responsabilisées sur les livrables. Ces task forces techniques devront être dotées de moyens d’action concrets et pilotées par des objectifs clairs, avec une obligation de résultats à échéances définies.
Déployer une architecture d’interopérabilité sécurisée et réaliste
Concevoir un schéma d’interopérabilité reposant sur un bus national de données et des API standardisées. Deux options sont à considérer selon la maturité des administrations :
Soit une base de données centrale interopérable consultable par les administrations habilitées, Soit un système distribué interconnectant les bases existantes dans un cadre d’interopérabilité progressive.
Le choix devra tenir compte du retard technologique de certaines administrations (absence de SI ou saisie partielle) et intégrer une trajectoire de mise à niveau graduelle et accompagnée.
Imposer l’usage d’identifiants numériques unifiés
Généraliser l’utilisation du Numéro d’Identification National (NIN) et du Numéro d’Identification Fiscale (NIF) comme identifiants uniques dans tous les systèmes d’information publics, condition sine qua non de l’interopérabilité, de la transparence et de la simplification des démarches.
Renforcer massivement les compétences numériques internes
La réussite de cette réforme dépend de la montée en compétences des agents publics dans le numérique : formation, attractivité des profils techniques, mobilisation des talents dans les secteurs stratégiques. La souveraineté technologique commence par des ressources humaines qualifiées.
Publier et suivre des indicateurs de performance (KPI)
Définir des KPI transparents et mesurables
Pour chaque axe de la réforme afin de suivre, évaluer et ajuster en continu l’exécution. Ces indicateurs devront être accessibles aux parties prenantes concernées pour permettre une régulation par la preuve.
Instaurer un système d’audit et de monitoring automatisé
Généraliser l’audit des systèmes existants pour éliminer les doublons, fiabiliser les données et planifier les migrations vers des plateformes unifiées. Ce levier doit intégrer un dispositif systématique de contrôle interne, avec un tableau de bord centralisé de suivi automatisé des KPI, des alertes en cas de dérive, et une capacité d’intervention rapide. Ce mécanisme deviendra un moteur dynamique de la transformation numérique continue
Conclusion : unifier pour accélérer la numérisation et gagner du temps
L’unification des identifiants n’est pas une option. C’est la condition sine qua non de la réussite de la transformation numérique de l’Etat. Tous les efforts, toutes les technologies, tous les investissements numériques resteront inefficaces si les fondations sont fragmentées. C’est une question de cohérence, d’efficacité, de confiance et de souveraineté. La technologie ne suffit pas. Il faut une volonté politique claire, un calendrier précis, et des équipes mobilisées pour porter ce chantier. Car c’est à travers l’unification des identifiants que naîtra l’Etat numérique algérien : un Etat plus proche, plus rapide et plus transparent.
Note méthodologique
Cette contribution repose sur une analyse croisée de plusieurs sources : les textes réglementaires en vigueur, les structures techniques en place (notamment les référentiels NIN et NIF), et les pratiques constatées dans les systèmes d’information publics. Les volumes de journées-hommes perdues ont été estimés à partir de scénarios d’usage comparés : nombre de démarches répétitives, délais de traitement administratif, redondances dans les formulaires, et temps de réponse moyen des guichets selon la complexité des identifiants. Le chiffrage repose également sur des éléments internes issus de rapports de diagnostic institutionnels partiels, d’audits informels réalisés dans plusieurs entités (CNAS, DGI, CNRC), et sur une veille comparative avec les réformes similaires engagées par des pays comme l’Estonie, le Rwanda ou les Emirats arabes unis. L’hypothèse de simplification permet de mesurer un gain potentiel réaliste, validé par l’expérience internationale : environ 80% des démarches concernées par des identifiants multiples peuvent être automatisées ou simplifiées dès lors que l’identifiant est unique et intégré dans un système interopérable. Ces hypothèses ont été retenues pour construire un plaidoyer appuyé, concret, et aligné avec les standards modernes de réforme de l’Etat.
Références :
Codes Et Décrets Algériens
(RC, NIF, NIS, NIN, CNAS, CASNOS),
Loi de finances 2006 (article 42 sur la fusion NIS/NIF), Documents administratifs types exigés par CNRC, MF, CNAS, CASNOS (2022–2025), OCDE (Digital Government Review) et transformation numérique des administrations publiques.
ONU e-Government Survey 2022,
CARE (travaux internes Think Tank 2023–2024), Benchmarks Rwanda, Maroc, Tunisie, Estonie.