Un hors-série de la revue Naqd sur le 8 mai 1945 : Quel rôle a joué la famine dans l’insurrection paysanne

15/05/2025 mis à jour: 11:38
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Un douar dans les Aurès sous la colonisation

Alors que nous commémorons le 80e anniversaire des événements cruciaux du 8 Mai 1945, il nous a paru utile de revenir sur un excellent numéro de la revue Naqd paru en novembre 2023, consacré à cette séquence déterminante de notre histoire. Il s’agit du Hors-Série n°7 de Naqd intitulé : «Mai 1945 en Algérie : nouvelles approches». 

Dans l’introduction, l’historien et directeur de cette importante revue de critique sociale, Daho Djerbal, souligne : «(…) Loin des discours commémoratifs et autres comptabilités macabres des uns et des autres ne reposant sur aucune étude systématique à base d’archives écrites ou orales, de monographies ou enquêtes de terrain, nous, les historiens critiques, pensons qu’il est important d’apporter un éclairage nouveau sur l’événement emblématique du 8 Mai 1945 en Algérie.» 

Et c’est effectivement un éclairage nouveau et un regard neuf que propose cette édition de NAQD. L’originalité de ce numéro spécial tient au fait que cette somme d’articles ne s’est pas focalisée sur le déroulement des événements dans les villes et les mechtas embrasées lors de la déflagration du printemps 1945 ni sur la répression qui l’a suivie mais a mis plutôt l’accent sur les soubassements socioéconomiques qui allaient conduire au 8 Mai 1945 et sur les processus politiques souterrains qui étaient discrètement à l’œuvre, travaillant au corps le peuple des campagnes. 

Ce Hors-Série est divisé en quatre parties : «Le contexte social et politique», «Le PPA et le 8 Mai 1945», «Témoignages» et enfin «Archives». Dans la première partie, intitulée donc «Le contexte social et politique», on trouvera deux études importantes. La première est de Neil MacMaster : «La politique de la famine : Adrien Tixier et l’insurrection de Sétif en 1945». La seconde, signée Daho Djerbal, a pour titre : «Elites locales et pouvoir politique dans l’Est algérien des années trente et quarante. Intégration et dissidence». 

La seconde partie, «Le PPA et le 8 Mai 1945», se décline là aussi en deux articles. «Le 8 mai 1945 et la question du mot d’ordre d’insurrection générale» repose sur un témoignage fort instructif d’une grande figure du Mouvement national : Ahmed Bouda. L’autre papier, intitulé «Le PPA- MLTD en Oranie, 1943-1949», est le récit saisissant d’un cadre important du PPA à Oran : Ahmed Abbad. 

La troisième partie comprend un entretien de Daho Djerbal avec le Dr Chawki Mostefaï qui «a joué un rôle important en votant l’ordre et le contre-ordre d’insurrection du 8 Mai 1945», rappelle Daho Djerbal. 

Dans cette même partie, on lira avec attention des extraits des mémoires de Mohammed Mechati, Parcours d’un militant (éd. Chihab, 2009). Dans la partie «Archives» enfin sont mentionnées des références à des documents d’archives relatifs à «L’Insurrection de Sétif». 

«Une causalité directe entre la faim et la révolte»

L’étude de Neil MacMaster, «La politique de la famine : Adrien Tixier et l’insurrection de Sétif en 1945», traduite de l’anglais par Aïssa Kadri, est une enquête rigoureuse sur les conditions sociales qui prévalaient en Algérie dans les années 1940, en amont du soulèvement de 1945. L’historien britannique y pose une question centrale, à savoir : existe-t-il une corrélation entre la misère qui frappait le monde rural et l’insurrection du 8 Mai 1945 ? L’auteur plante d’emblée le décor en écrivant : «Au cours des premiers mois de 1945, Adrien Tixier, le ministre de l’Intérieur chargé des questions de sécurité en Algérie, reçoit un flux de télégrammes urgents du gouverneur général à Alger, qui révèlent un sentiment croissant de panique face à la perspective d’une famine imminente. Albert Camus, journaliste pied-noir et rédacteur en chef de Combat, lors de son premier retour dans sa patrie après la Libération, parcourt des milliers de kilomètres à travers l’intérieur des terres et est témoin des effets d’une terrible sécheresse, de scènes déchirantes de paysans affamés en bandes fantomatiques, ''des silhouettes haillonneuses et hâves'', qui parcourent le paysage brûlé, ''la terre, craquelée comme une lave'', à la recherche des racines amères du ''talghouda''.» L’historien continue : «Camus vient de rentrer à Paris lorsque les nouvelles de l’insurrection de Sétif commencent à arriver. Dans une série d’articles de fond, dont l’un s’intitule ''La famine en Algérie'', il raconte les conditions dont il a été témoin et avertit le public métropolitain, si ignorant des affaires en Algérie, que la colonie est au bord de la catastrophe. 

Des milliers de personnes ne reçoivent même pas la ration minimale de 250 grammes de céréales ou de 300 grammes de pain par jour, il n’y a pas de réserves dans lesquelles puiser, et la récolte s’annonce encore pire que celle de l’année précédente, qui n’avait atteint que quarante pour cent de la norme.» L’auteur nous apprend en outre qu’en cette année 1945, l’Afrique du Nord «était confrontée à la pire sécheresse jamais observée», et que «l’Algérie a enregistré le plus faible rendement agricole du siècle, de 1870 à 1970». 

MacMaster est formel : «Camus, dit-il, comme Tixier et le gouverneur dans leur correspondance confidentielle, établit un lien de causalité direct entre la faim des masses algériennes et l’éruption d’une révolte violente.» «Telle est la question au centre de cette étude  : quel rôle, le cas échéant, les conditions de famine ont-elles joué pour faire basculer le mouvement nationaliste en pleine expansion dirigé par Messali Hadj et Ferhat Abbas dans la violente insurrection paysanne qui a déferlé par vagues à partir de l’épicentre de Sétif le 8 mai ?» explique le chercheur anglais. 

«Le soulèvement n’était pas planifié par le PPA»

A grand renfort d’archives, de rapports, de statistiques, et en veillant à croiser différentes sources, Neil MacMaster s’est livré à un véritable travail d’investigation pour mettre en exergue la famine endémique qui était installée dans les Hauts-Plateaux en Algérie au cours des années 1930 et 1940. Il établit de façon implacable que des inégalités criantes opposaient le grand colonat et la masse écrasante des fellahs, réduite à se sustenter de racines. 

Il met par ailleurs l’accent sur le contexte mondial marqué par le grand conflit ravageur de la Seconde guerre mondiale, et dont l’une des conséquences majeures était la chute des approvisionnements en céréales, en faisant remarquer que l’agriculture coloniale était loin de couvrir les besoins domestiques. «Le problème de la lutte contre la famine en Algérie est aggravé par le fait que, du haut des sommets de Washington et de Yalta, il ne constitue qu’un domaine de préoccupation relativement mineur dans une carte géopolitique mondiale, où des dizaines de millions de personnes, de l’Italie et de la Grèce à l’Irak et aux Pays-Bas, sont confrontées à une famine massive», note-t-il.

Disséquant le lien entre la profonde misère sociale qui décime les campagnes et le réveil nationaliste, Neil MacMaster souligne : «Tout au long des années 1930 et 1940, la ''violence silencieuse'' de la faim et la menace d’une famine imminente qui ne s’est jamais matérialisée ont rôdé dans le pays, et c’est cet état d’insécurité profond et presque permanent qui devait avoir un impact majeur sur la radicalisation politique de la paysannerie plutôt qu’un ''événement'' unique et dramatique de mortalité massive.» 

L’historien affirme qu’«au cours des derniers mois de la Seconde Guerre mondiale et après, les actions populaires contre les spéculateurs et les profiteurs de céréales se sont multipliées. Un certain nombre d’émeutes et de manifestations alimentaires classiques ont eu lieu en Algérie au cours du printemps 1945». 

Plus loin, Neil Macmaster précise : «Mon propos n’est pas de dire que l’insurrection de Sétif a constitué une massive émeute de la faim, d’un genre inédit depuis des siècles, ou que la faim et la pénurie alimentaire en constituaient une cause suffisante. 

La révolte paysanne qui a déferlé sur le Nord-Constantinois en mai 1945 était sans aucun doute inspirée par une vision politique, proto-nationaliste, une rage brûlante contre l’ensemble du système colonial qui les exploitait, les humiliait et les écrasait chaque jour au niveau local, et des attaques ont été lancées contre le réseau intégré du pouvoir, les mairies, les administrateurs, les caïds, les gardes champêtre, les colons, et tout autre représentant ou symbole de l’autorité française.» 

Il poursuit : «Mais un élément clé de cette rage, qui cherchait à se libérer de l’ensemble du système de domination, provenait de la question la plus fondamentale et de la préoccupation élémentaire des pauvres ruraux : comment avoir accès à une nourriture et à des vêtements suffisants et briser l’emprise de la cruelle ''violence silencieuse'' de la pénurie et de l’exploitation du marché noir.» «La révolte de mai n’était pas planifiée», insiste-t-il. 

Pour lui, le 8 Mai 1945 est «un événement spontané qui a pris le PPA nationaliste au dépourvu, et suite à la répression sauvage, les messalistes ont reconnu que la jacquerie avait sévèrement endommagé leur organisation. Mais dans la décennie précédant la Révolution de 1954, un élément central de l’organisation politique nationaliste et communiste de l’Algérie rurale est resté la question de la sécurité alimentaire».

Quand les notables se rebellent 

Dans son étude, «Elites locales et pouvoir politique dans l’Est algérien des années trente et quarante. Intégration et dissidence», Daho Djerbal s’est attelé pour sa part à analyser la mutation des notabilités locales qui étaient acquises à la France, et qui, dans les années 1940, vont progressivement basculer dans le camp nationaliste. 

L’auteur a d’abord montré comment les djemaâs traditionnelles ont été promues en de véritables structures politiques aux prérogatives élargies, au point de concurrencer l’administration municipale et de menacer le pouvoir des caïds. «Autrefois, la djemaâ n’était qu’une section communale. Maintenant, érigée en centre municipal, elle devient autonome. Elle jouit de la quasi-totalité des attributions exercées en vertu de la loi du 5 avril 1884», assure l’historien. 

A mesure que l’ordre colonial s’érode, l’occupant n’a plus de prise sur sa clientèle, y compris ses serviteurs les plus zélés. «Tout à coup, les membres des djemaâs se mettent à contester les décisions de l’administrateur. 

Ils s’opposent aux réquisitions, refusent de prêter leur concours aux opérations de ventes obligatoires, s’absentent aux délibérations de la commission municipale. Ils vont même jusqu’à encourager le refus des Algériens d’accepter la conscription en période de guerre, quand ils ne protègent pas les insoumis en leur offrant refuge», détaille le directeur de NAQD. «Ainsi, monte progressivement une sourde opposition et une dissidence larvée qui éclate le 8 Mai 1945 en insurrection générale», affirme-t-il.

M. Djerbal cite plusieurs documents d’archives, dont des courriers officiels où des administrateurs français se plaignent des agissements de notables qu’ils avaient adoubés et qui sont entrés en rébellion. 

Pour comprendre ce «passage de la collaboration à la dissidence», il faut saisir le «contexte de la fin des années trente et du début des années quarante», dit Daho Djerbal. «La France est, en 1940, un pays occupé. Son gouvernement traverse une crise où légalité et légitimité se disputent le pouvoir. 

Le gouvernement général de l’Algérie subit des pressions de toutes sortes. Le général de Gaulle lance des appels à la résistance depuis Londres. Il veut faire de l’Algérie la base arrière d’une stratégie de reconquête du pouvoir en France, et il cherche donc des appuis au sein même de l’administration coloniale. 

D’une manière générale, le pouvoir politique central s’affaiblit et ses efforts se font ressentir jusqu’aux points les plus reculés de l’Algérie profonde. La résistance des élus locaux tourne de plus en plus à la sédition», décrypte-t-il. Et de noter : «De tous ces faits, il ressort que, de l’intérieur comme de l’extérieur, le rapport des forces politiques est en train de basculer. 

Le pouvoir colonial et le système colonial sont en train de vivre dans le monde leurs derniers instants. Les peuples des pays colonisés prennent conscience de la faiblesse du pouvoir politique colonial et s’insurgent de plus en plus ouvertement contre ses représentants locaux, administrateurs et autres caïds ou 
potentats.» Mustapha Benfodil

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