Récit "Sous le pont" de Zeriab Boukeffa : Quand le mort saisit le vif

07/05/2025 mis à jour: 22:31
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Photo : D. R.

Usant du flashback, l’auteur offre une perspective permettant au lecteur de remonter le cours du temps et d’explorer les événements passés qui ont façonné ses personnages.

Un pont. Au-delà de sa dimension fonctionnelle et physique, il porte en lui une mémoire quand il est intériorisé par le regard et un sursis pour les âmes errantes. C’est ce qu’évoque le narrateur du récit Sous le Pont du romancier algérien Zeriab Boukeffa (1). «Là où il y a des ponts, il y a des déchirures, des fissures, des abysses, des gouffres, des espérances.

Là où il y a des ponts, il y a toujours des voyages qui s’impatientent». (P.11). Entre-temps, il ya aussi des «ponts pour revendiquer une destinée, pour pouvoir convaincre nos départs indécis que de l’autre côté, nous n’aurons plus froid, ni peur(…)».

D’autres «qui ponctuent l’histoire». (P12). L’auteur situe son pont à Paris. Un  des personnages sans nom évoque la guerre d’Afghanistan. Et la guerre «ça ne forge pas un homme». Elle engendre «des gallons, des médailles, des statuts, des monuments aux morts, des marchands d’armes, des généraux plus lâches que leurs balles, des politiques, des riches, des cons, Beaucoup de cons (...)».

Et aussi «des exilés, des orphelins, des déportés, des déchirures, des silences». (P21).Dans cet environnement belliqueux,  le personnage sans nom, un père perd son fils âgé de six ans en martyr. Or, la raison dit : «On meurt pas en martyr à six ans, du moins, on meurt pas comme ça à six ans. 

C’est trop tôt, six ans, trop tôt pour comprendre, pour douter, pour choisir, pour haïr, pour s’en souvenir, pour croire, pour prier(…)». (P22). L’autre exilé sans nom aussi, menacé d’expulsion, raconte comment il a quitté son pays, l’Algérie. Et un Algérien «n’a jamais eu besoin d’un avis pour où on lui intime l’ordre de partir. Un Algérien ne rêve que de ça : partir (...)».

Un Algérien, c’est moi, qui, «d’un chevet où pleurer ma femme que je venais d’enterrer avec notre propre fille, a échoué sous ce pont de froid(…)». (P62). C’est sous le pont que l’Algérien rencontre deux Afghans. L’un deux lui offre une couverture, alors qu’il se remémore ses souvenirs avec sa femme Linda qui, avant de mourir, l’exhorte à partir.

C’est sous le pont qu’il se remémore son ami Kamel, professeur d’anglais, qui, pendant 25 ans, enseigne à ses élèves, en rêvant de leur citer un jour Shelley, Byron autre autres. Lui qui admire Rousseau et garde dans son cartable un exemplaire du Contrat social.

Lui qui disait : «Grâce à Rousseau, on peut, nous, les pauvres, descendants du singe, croire un peu en quelque chose de bon et juste dans ce monde de fous et d’incurables cons» (49). L’auteur utilise dans la trame du récit du style flashback.

Un art de composition qui enrichit l’histoire et donne plus de relief aux personnages liés par un espace : le pont dans la ville de la lumière : Paris. Il perturbe l’ordre chronologique pour donner plus de profondeur au récit.

Comme il offre une perspective pour  remonter le cours du temps et d’explorer les événements passés. 
D’où la plongée  dans les souvenirs et les expériences passées des personnages. Le point d’ancrage du récit est le pont.

«Là où il n’y a que la vie qui, du haut de son tablier métallique, hâve, se penche pour vomir toute sa poésie : des sacs en plastique, des peaux de banane, des rasoirs jetables, des injures, des promesses regrettées, des intentions oubliées, des colères castrées, des mégots rouge à lèvres bon marché, des bouteilles vides, des feuilles blanches(…)» (P19).

Un environnement qui contraste avec ce Paris qui rappelle ces paysages  qui ont inspiré l’artiste Van Gogh pour peindre son tableau Champ de blé aux corbeaux, le J’accuse de Zola, les révoltes de Sartre, les sculptures de Rodin. Les personnages du récit  n’ont pas choisi leur espace. Il leur a été imposé.

Ce ne sont que des chiffres qui, quand le mort s’impose au vif, le passé passéiste l’avenir, replongent dans leurs réminiscences en attendant qu’un jour, les forces de l’ordre viennent les évacuer pour les renvoyer à leur ancien enfer.   

(1) Zeriab Boukeffa. Sous le pont. Editions Casbah. Alger 2024
 

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