Recherche &Innovation : Les leviers d’une stratégie nationale ambitieuse

01/07/2025 mis à jour: 02:42
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Cet article prolonge une première contribution publiée dans ces colonnes le 1er juin 2025, intitulée «Bref diagnostic du système national de recherche algérien – Une approche triadique Etat-Université-Entreprise». Il propose une vision stratégique articulée autour des leviers de gouvernance et de transformation du système national de recherche.

 

«Seule une stratégie extrêmement simple, claire et spécifique a des chances de réussir». Peter Drucker

 

Dans un contexte de mutation accélérée de l’économie mondiale, marqué par l’essor des technologies disruptives et la montée en puissance des sociétés fondées sur la connaissance, la recherche et l’innovation (R&I) ne constituent plus un luxe mais d’une nécessité stratégique. 

Pour l’Algérie, l’élaboration d’une stratégie nationale de R&I s’impose comme un impératif vital pour garantir sa souveraineté, assurer sa prospérité et préserver sa stabilité sociale. Si le diagnostic du système national de recherche (SNR) a révélé de nombreuses failles — désarticulation institutionnelle, faiblesse des liens entre recherche et industrie, marginalisation des chercheurs, cloisonnements bureaucratiques — il importe aujourd’hui de dépasser ce constat pour esquisser une trajectoire de redressement.

Cette contribution propose une vision intégrée de ce que pourrait être une stratégie nationale de R&I cohérente, hiérarchisée et ancrée dans les réalités du pays. Elle s’appuie sur les constats déjà formulés et se nourrit des expériences internationales les plus significatives. Cette stratégie repose sur six piliers fondamentaux : la formulation d’une vision prospective, la définition d’objectifs clairs, la mise en place d’un cadre institutionnel rénové, la réforme du financement, l’investissement dans les ressources humaines et les infrastructures, ainsi qu’une ouverture maîtrisée à la coopération internationale.

1. Une vision renouvelée, adossée à l’ambition nationale

Dans un monde où les rapports de puissance sont de plus en plus structurés autour de la science, de la technologie et de l’innovation, les politiques nationales de R&I ne peuvent plus se contenter de répondre à des injonctions économiques immédiates. Elles doivent s’inscrire dans une vision à long terme, intégrée à un projet global de société.

La meilleure illustration nous est fournie par les trajectoires des pays démunis de ressources naturelles — comme la Corée du Sud, Taïwan, Singapour le Vietnam — qui montrent que la R&I peut constituer le socle d’un développement durable lorsque celui-ci repose sur une vision de long terme, un pilotage fort, une cohérence et une articulation entre éducation, recherche et production, et une mobilisation de l’ensemble des forces vives du pays. Ces nations ont su orienter leurs efforts vers des secteurs bien définis, organiser leurs systèmes scientifiques autour de centres d’excellence, et créer les conditions d’une dynamique collective de progrès.

L’Algérie dispose d’un potentiel considérable : une jeunesse abondante et diplômée dont les compétences doivent être renforcées, des ressources naturelles importantes, une diaspora scientifique qualifiée et un tissu d’établissements d’enseignement supérieur en expansion. Ces atouts, encore sous-exploités, constituent les bases d’une renaissance politique, économique, sociale et culturelle fondée sur la connaissance.

Pour cela, une politique nationale de R&I digne de ce nom ne peut donc s’élaborer sans vision claire et partagée. A l’ère post-hydrocarbures, l’Algérie doit repenser son développement économique en profondeur en s’appuyant sur les connaissances, les technologies et la capacité à innover. La recherche doit être au service du tissu économique, irriguer les territoires, protéger l’environnement, répondre aux attentes sociales, renforcer la souveraineté du pays dans des domaines-clés, et contribuer à l’émancipation individuelle et collective.

Dans notre cas, la formulation d’une telle politique nationale de R&I doit répondre à une triple exigence : construire un cadre stratégique cohérent, instaurer une gouvernance scientifique forte et garantir une articulation effective entre l’université, l’entreprise et l’Etat. Elle doit être transversale, prospective, pilotée depuis le sommet de l’État et intégrée dans un schéma global de développement durable, souverain et inclusif.

L’ambition est de hisser l’Algérie au rang des nations capables de produire leur propre savoir, de maîtriser les technologies critiques, de s’adapter aux transitions en cours — écologique, énergétique, numérique — et de contribuer, depuis leur propre matrice, à l’économie mondiale de la connaissance.

2. Objectifs stratégiques et priorités scientifiques

L’élaboration d’une stratégie de R&I, holistique et adaptée aux contextes national et international, suppose d’abord de clarifier les finalités qui lui sont assignées. Il s’agit, d’une part, de stimuler la production de connaissances nouvelles de portée universelle par une recherche fondamentale libre, ambitieuse et reconnue. Et, d’autre part, de soutenir l’innovation technologique et sociale à travers une recherche appliquée orientée vers les priorités nationales, tout en renforçant la valorisation des résultats scientifiques à travers leur transfert vers l’économie, l’administration et la société civile.

Mais aucune stratégie ne peut réussir sans choix assumés. L’Algérie doit concentrer ses efforts sur quelques domaines-clés prioritaires à fort potentiel de transformation et à large spectre d’applications. Parmi ceux-ci figurent la micro-nanoélectronique, notamment la conception de circuits intégrés spécifiques à travers la création de centres d’excellence adossés aux universités, les matériaux avancés, les énergies renouvelables et le stockage énergétique, les biotechnologies appliquées à la santé et à l’agriculture, les technologies de l’information et de l’intelligence artificielle. 

Ces axes doivent être définis dans un document national de programmation scientifique pluriannuel, fondé sur une concertation approfondie entre les communautés scientifiques, les industriels, les pouvoirs publics et les acteurs de la société civile.

2. bis Synthèse stratégique adaptée au contexte national

La stratégie nationale de R&I doit être formulée avec clarté, simplicité et alignement sur les orientations politiques actuelles, tout en répondant aux défis structurels du pays. Elle repose sur une volonté affirmée de faire de la recherche scientifique, de l’innovation technologique et de l’économie de la connaissance des leviers majeurs de transformation économique, sociale et institutionnelle.

Elle s’articule autour de quatre piliers fondamentaux :

1. L’alignement avec les grandes orientations nationales, exprimées au plus haut niveau de l’Etat : réduction de la dépendance aux hydrocarbures, développement d’un modèle productif diversifié, généralisation des technologies avancées, et création d’emplois qualifiés et durables.

2. La refondation de la gouvernance scientifique, à travers la structuration du système national autour d’un grand ministère de la recherche et de l’innovation, et la réforme — ou la substitution — du CNRST, afin de garantir cohérence stratégique et efficacité opérationnelle.

3. La mobilisation du capital humain, en valorisant les compétences scientifiques nationales — locales comme expatriées — et en les impliquant activement dans la refonte des programmes, la recherche appliquée, le transfert technologique et l’innovation.

4. La concentration des efforts sur des secteurs technologiques clés à forte intensité scientifique et à très haute valeur ajoutée : micro-nanoélectronique, matériaux avancés, biotechnologie et nouvelles sources d’énergie, qui constituent des leviers structurants sur lesquels reposent l’ensemble des technologies actuelles et futures. Leurs applications bouleversent déjà les systèmes de production, de communication, de santé, de défense et de consommation dans toutes les sociétés avancées. Ignorer leur centralité reviendrait à hypothéquer notre capacité à innover, à produire, à défendre notre souveraineté, et à offrir aux nouvelles générations un avenir ancré dans la maîtrise de la connaissance [2].

L’objectif est de hisser l’Algérie à un niveau compétitif dans ces domaines et de l’inscrire durablement dans les chaînes de valeur mondiales. Une telle orientation permettrait non seulement de moderniser l’économie nationale, mais aussi de positionner l’Algérie comme un acteur influent sur la scène internationale.

Dans cette perspective, il est essentiel de créer un environnement propice à l’innovation et à l’excellence, en renforçant les synergies entre recherche fondamentale, innovation technologique et activités industrielles. Cela implique la création de pôles de compétitivité intersectoriels et multidisciplinaires, articulés autour de noyaux de recherche fondamentale de rayonnement international. Ces pôles s’appuieront sur des plateformes technologiques mutualisées, favorisant l’émergence de Start-ups innovantes.

Pour chaque secteur stratégique, un réseau transrégional devra relier les entités de même nature : centres de formation, laboratoires de recherche fondamentale, unités de recherche appliquée et dispositifs de valorisation technologique, incluant les services scientifiques et technologiques tels que définis par l’Unesco : normalisation, métrologie, contrôle qualité, documentation scientifique, vulgarisation, propriété intellectuelle, etc. Ces services jouent un rôle-clé dans l’ancrage des résultats de la recherche dans l’économie et la société (1).

Enfin, la mobilisation des expertises nationales — en particulier celles de la diaspora scientifique et industrielle — constitue un levier essentiel. Il s’agira d’agir en amont, pour la refonte des programmes de formation et le développement de plateformes technologiques dédiées aux start-ups, et en aval, pour permettre aux experts industriels expatriés de transférer leur savoir-faire, ainsi que des branches d’activités innovantes à fort potentiel de valeur ajoutée et de création d’emplois hautement qualifiés.
 

3. Dispositifs institutionnels et cadres de gouvernance

La mise en œuvre d’une stratégie nationale de R&I suppose une refonte de la gouvernance. L’expérience des pays asiatiques montre l’utilité d’un ministère dédié à la science et à la technologie, chargé de coordonner et piloter les politiques de recherche. En Algérie, la création d’un tel ministère devient indispensable face à la fragmentation actuelle. Il devra être doté de compétences stratégiques, afin d’éviter de reproduire une structure symbolique et inefficace.

Le pilotage étatique requiert également des instances crédibles pour définir les priorités, mobiliser les ressources et coordonner les actions. Le CNRST ne peut jouer ce rôle sans une réforme profonde : il doit devenir un véritable organe de programmation et d’évaluation, doté de réels pouvoirs, et non une simple instance consultative.

4. Financement, incitations et mécanismes de soutien

Une politique de recherche sans financement structurant est vouée à l’échec. L’Algérie doit recréer un Fonds national pour la recherche et l’innovation, abondé, pluriannuel, transparent, au service de projets à fort impact, des infrastructures critiques et des partenariats public-privé.

La mobilisation du secteur privé reste marginale, malgré des incitations fiscales (comme le crédit d’impôt de recherche et développement (R&D)), faute d’une culture d’innovation et de canaux solides entre chercheurs et entreprises. L’État doit donc soutenir l’intégration de la R&D dans l’industrie : centres technologiques sectoriels, transferts de technologie, accès facilité aux compétences.

Enfin, l’émergence d’un écosystème entrepreneurial requiert le développement du capital-risque, des fonds d’amorçage, et le soutien aux start-ups innovantes, dans un climat des affaires assaini, juridiquement sécurisé, et propice à l’investissement.

5. Ressources humaines et infrastructures de recherche

Le succès d’une stratégie nationale repose sur le capital humain. Il faut revaloriser les carrières scientifiques, améliorer les conditions de travail, et favoriser la mobilité entre sphères publique, privée et associative. Lutter contre la fuite des cerveaux implique reconnaissance, rémunération adéquate, et programmes incitatifs pour mobiliser la diaspora scientifique.

Côté infrastructures, l’objectif n’est pas de multiplier les équipements, mais de mutualiser les ressources, créer des centres interuniversitaires et développer des plateformes technologiques ouvertes. L’accès généralisé aux données scientifiques, publications et outils numériques doit être garanti à chaque chercheur, condition essentielle à l’insertion dans les réseaux scientifiques internationaux.

6. Intégration régionale et coopération internationale

L’Algérie ne peut construire une stratégie de R&I isolément. Elle doit développer des projets communs avec ses voisins africains, dans l’agriculture, la santé, l’énergie, ou l’éducation, via des programmes de recherche conjoints ou des instituts régionaux.

La diplomatie scientifique doit devenir un levier stratégique, en s’appuyant sur un réseau d’attachés scientifiques dans les principales ambassades. Leur mission : connecter la diaspora qualifiée aux priorités nationales, identifier les opportunités technologiques, et faciliter le transfert de savoir-faire dans des secteurs technologiques-clés. 

Des accords avec des agences internationales, la participation à des programmes multilatéraux, et le renforcement des dispositifs de veille technologique et de propriété intellectuelle sont essentiels pour défendre les intérêts du pays dans un contexte mondial concurrentiel (3).

En conclusion, la présente proposition d’une stratégie nationale de R&I, nécessairement partielle, étant donné l’ampleur et la complexité du projet, a pour principal objectif de nourrir l’ouverture d’un débat national à la veille d’une échéance majeure : le dialogue prévu fin 2025 – début 2026 à l’initiative du président de la République. Il appelle la conduite d’une étude plus approfondie, fondée sur des consultations élargies aux milieux industriels, universitaires, administratifs et politiques, en vue de l’élaboration d’un plan stratégique cohérent, concerté et opérationnel.

Une stratégie nationale de R&I ne peut réussir sans une volonté politique forte, une vision claire et une mobilisation collective. Elle ne saurait être le fruit d’un simple exercice administratif, ni se résumer à des textes ou des annonces. Elle doit être incarnée, portée, déclinée dans toutes les politiques publiques, et comprise comme un levier majeur de souveraineté, de prospérité et de justice.

Le moment est venu pour l’Algérie d’opérer une rupture avec les logiques du passé. L’intelligence nationale existe, les ressources sont là, les talents aussi bien locaux qu’expatriés. Il faut désormais construire un cadre qui leur donne sens et direction. 

 

Par Mohand-Tahar Belaroussi
Docteur en micro-électronique

 Directeur de recherche retraité

Auteur du manuscrit Science, Technologie et Innovation : Les clés de la renaissance, actuellement en recherche d’éditeur.

 

Références

1. Méthodes de programmation applicables à l’orientation et à la gestion de la R&D nationale, Études et documents de politiques scientifiques - Unesco, n° 68 (Paris, 1990)
2. Comment relever le défi du développement national ? El Watan, 3-4 février 2025
3. Réflexion sur l’usage de la diplomatie 
scientifique au Québec et au Canada, Colloque, 85e Congrès de l’Acfas, l’Université McGill, 
10 mai 2017

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