Nouveau méga-port centre : En finir avec l’héritage de la «Issaba»

22/06/2025 mis à jour: 22:23
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Le port devait être équipé de réseaux routier et ferroviaire ; une pénétrante autoroutière de 37 km et une ligne ferroviaire de 48 km, d’une grande zone industrielle s’étirant sur 2000 hectares ainsi que d’une zone logistique de 350 ha - Photo : D. R.

L’Etat réaffirme sa détermination à effacer toute trace de sillage marquant le passage du «navire Issaba» qui allait engloutir le projet du grand port Centre.

La décision stratégique de «transbordement» vers la wilaya de Boumerdès du méga-port en eaux profondes, initialement prévu dans la wilaya de Tipasa, a été perçue par plus d’un d’observateur averti comme un message fort : L’Etat réaffirme sa détermination à effacer toute trace de sillage marquant le passage du «navire Issaba» qui allait engloutir le projet du grand port Centre. Ce vieux dossier, faut-il le rappeler, date du début des années 2010.

Avec le concours de capitaux chinois, le méga-port devait être réalisé à El Hamdania (Cherchell) où étaient prévues la mise sur pied de 23 quais et l’installation d’un tirant d’eau de 20 mètres et de capacités annuelles de 6,5 millions de conteneurs et 25 millions de tonnes de marchandises. Le port devait également être équipé de réseaux routier et ferroviaire ; une pénétrante autoroutière de 37 km et une ligne ferroviaire de 48 km, d’une grande zone industrielle s’étirant sur 2000 hectares ainsi que d’une zone logistique de 350 ha. Depuis, pas un seul mile n’a été traversé pour l’amener à bon port.

Ce n’est qu’en 2019 qu’il sera déterré, peu de temps après l’arrivée au pouvoir d’Abdelmadjid Tebboune pour faire l’objet, sur son injonction, d’une révision exhaustive avec la reprise, «sur de nouvelles bases, plus transparentes», des pourparlers avec la partie chinoise. En évoquant le terme «transparence», le chef de l’Etat savait, visiblement, de quoi il parle. En effet, bien que revêtant un caractère hautement stratégique, la manière avec laquelle se gérait le dossier était des plus opaques.

L’implication de la cimenterie Aïn El Bel de Djelfa, cette pièce-clé, témoignait de l’étendue de l’opacité entourant le projet dans sa version initiale. Elle devait servir de socle sur lequel s’étaient appuyés certains membres influents de la Issaba pour instaurer un véritable «marché de dupes» autour du projet portuaire et de toute l’industrie maritime nationale : Rachat en octobre 2016 pour quelque 60 millions de dollars de 100% des actions que contrôlait, dans la cimenterie de Djelfa, Assec Cement, filiale phare de la firme d’investissement égyptienne Qalaa Holding, puis rétrocession, en octobre 2017, de 49% du capital pour une cinquantaine de millions de dollars avant d’y renoncer pour s’associer, dans le cadre d’un autre projet, à China State Construction Engineering Corporation (CSCEC), une entreprise chinoise basée en Algérie.

Des transactions, pour ne pas dire inconduites économiques, que seuls certains privilégiés du système Bouteflika pouvaient s’autoriser. Parmi eux, l’ex-magnat des affaires Ali Haddad. Remontant à 1994, ce projet de cimenterie avait connu nombre de déconvenues avant d’être relancé en 2008 après sa reprise, une année auparavant (2007), par la filiale égyptienne qui envisageait d’y produire 1,5 million de tonnes/an de clinker au cours des deux premières années d’activité avant de passer à plus du double, 3,1 MT dès 2010, les lignes de production devant être installées par l’équipementier danois LSF.

Nécessitant des investissements de l’ordre de 550 millions de dollars, la mise sur rail du projet se serait heurtée à un problème de financement, bien que la Société financière internationale (SFI), institution relevant de la Banque mondiale, ait donné son accord pour une prise de participation via une opération de capital investissement à hauteur de 24 millions de dollars. En plus de cette lourde contrainte financière, l’instauration de l’ancienne règle 49/51% avait poussé le partenaire égyptien Assec Cement à mettre en stand-by le projet pour décider unilatéralement de s’y désister définitivement en 2016. «Cette opération (cession) est le prolongement de notre stratégie de cession d’actifs non essentiels et de réduction considérable du risque financier…», s’était empressé de justifier le boss de l’empire Qalaa Holding.

Subterfuge à la «Machiavel»

Or, ce «risque financier» n’en aurait pas été un aux yeux de l’ex-patron des patrons. En effet, fort de l’appui et de la protection d’un puissant réseau d’«amis» gravitant autour du clan présidentiel qui lui libérait le boulevard aux banques publiques, Ali Haddad n’hésitera pas à sortir son chéquier pour racheter aux Egyptiens ladite cimenterie d’Aïn El Bel pour 60 millions de dollars. La production du ciment figurait, certes, parmi ses priorités, mais l’appétit de ce génie des affaires juteuses s’avérera plus grand : L’acquisition de la cimenterie de Djelfa devait, en réalité, être cette passerelle pour atteindre le méga-projet portuaire de Cherchell.

Car, comme nous avait-on révélé dans le cadre de notre enquête à l’époque sur cette affaire, «parallèlement à la reprise de la cimenterie de Djelfa, China State Construction Engineering Corporation (CSCEC) avait gagné la course en remportant  le gros contrat de réalisation dudit projet en association avec China Harbour Engineering Compagny (CHEC). Sur injonction présidentielle, la mise en route du projet sera temporairement gelée pour soi-disant réétudier le coût des investissements requis, manière de donner au groupe ETRHB le temps d’affiner sa stratégie pour un débarquement réussi.

Ali Haddad a, indirectement, été imposé comme associé aux chinois CSCEC/CHEC». Sa participation au capital, en numéraire ou en nature ? Nos sources expliquaient que «Ali Haddad voulait utiliser sa cimenterie de Djelfa au titre d’apport en nature au capital social de la coentreprise portuaire algéro-chinoise, devenant ainsi actionnaire à hauteur de 51%, conformément à la règle ‘souveraine’ 49/51%». Pas que : «Pour les besoins de la construction de l’ensemble des infrastructures du nouveau port, devrait être exclusivement utilisé le ciment issu de l’usine de Djelfa, propriété de Ali Haddad».

Autrement dit, «men zitou edhanlou rassou». M. Haddad et ses parrains des milieux politique et économique étaient loin d’ignorer les véritables enjeux. Il était question de l’un des plus grands ports du pourtour méditerranéen dédié en grande partie aux échanges commerciaux avec l’Afrique et directement connecté aux grands ports du continent, la dorsale à Bali (Nigeria).

Nécessitant la mobilisation d’investissements estimés, à l’époque, à plus de 4,7 milliards de dollars dont 3 milliards pour les infrastructures et superstructures et 600 millions de dollars pour les équipements, autoroute et chemin de fer y compris, le projet devrait être réalisé suivant le concept américain BOT (Build Own Transfert) : «Ce concept permet au partenaire étranger de construire (Buld) et de gagner (Own) avant de  transférer (Transfert) au propriétaire initial, c’est-à-dire l’Algérie qui est représentée par Ali Haddad, l’exploitation du méga-port de Cherchell», précisaient nos sources.

Et pour éviter toute indiscrétion susceptible de compromettre la mise sur rail de son plan, Ali Haddad, sur conseil de ses parrains de l’ombre, fera véhiculer, via ses relais du FCE et d’ailleurs, la rumeur selon laquelle il aurait cédé au chinois CSCEC 49% de parts - seuil toléré par la règle 51/49% - de sa cimenterie de Djelfa. Réalisée à 55% grâce à un crédit bancaire de 10 à 15 milliards de dinars, son entrée en service effective annoncée par le groupe ETRHB pour fin 2019.

Gouvernail vers de nouveaux horizons

Le gouvernail du projet portuaire de Cherchell entre les mains, M. Haddad se serait aisément offert des débouchés indéniables aux plus de 3 MT de ciment qui étaient attendues de son usine de Djelfa. Car comme nous l’avait souligné, en décembre 2018, le cimentier Abdenour Souakri, en marge de sa première opération d’exportation de clinker depuis le port de Annaba, «le marché algérien de ciment est saturé.

La surcapacité de production a provoqué un grand déséquilibre en l’offre et la demande. Cette surcapacité atteint 10 MT en 2018 pour atteindre le volume record de 20 MT à l’horizon 2020. A cette date, les capacités de production devraient se hisser à 46 MT contre une demande domestique ne pouvant pas dépasser 23 MT. Cette situation fortement préoccupante exige de nous tous une mobilisation pour trouver comment absorber toute cette production».

Des appréhensions, maintes fois, officiellement exprimées, par d’autres cimentiers, de voir s’agglomérer des dizaines de millions de tonnes de ciment qui n’avaient pas, pour autant, empêché l’ancien ministre de l’Industrie et des Mines Abdeslam Bouchouareb de donner le feu vert à Ali Haddad et à tant d’autres opérateurs privés, manière d’éviter d’éventuelles jalousies, pour la réalisation de nouvelles usines. Les objectifs de l’un et l’autre étaient bien calculés ; transiter par la cimenterie de Djelfa pour aller au méga-port de Cherchel, c’est-à-dire vers des horizons bien plus prometteurs. «Celui qui conduit l’action doit fixer l’horizon. Mais s’il souhaite qu’elle aboutisse, il doit savoir garder le silence», disait un ancien diplomate.

L’horizon avait certes été bien fixé par M. Haddad. Sauf que son action n’a pas pu aboutir. Les ambitions démesurées de l’ex-patron des patrons dans le maritime ayant fait lever le toit au sein de sa corporation. Et les nombreux bouleversements, notamment ceux liés au changement de donne politique en 2019, en avaient eu raison.

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