Nasr-Eddine Lezzar. Avocat d’affaires, expert en arbitrage international : «Une fabulation juridique… un chantage ignoble»

01/06/2025 mis à jour: 12:35
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La décision de geler les avoirs d’un groupe d’officiels algériens que les autorités françaises menacent de mettre en branle a défrayé la chronique ces jours-ci. Quelle regard portez-vous sur cette nouvelle manœuvre diplomatique de Paris ? 

A ce jour, aucune information officielle n’est communiquée. La presse française parle au conditionnel, Le point : « la France pourrait geler les avoirs d’une vingtaine de dignitaires du régime » l’Express : « la France songe à geler les avoirs de "vingt dignitaires" du régime », le JDD. : « La France envisage de geler les avoirs de vingt hauts responsables algériens détenteurs de biens sur le sol français ». L’Agence de presse algérienne (APS) a publié un communiqué virulent en réponse à ce qu’elle appelle « des rumeurs » relayées par certains médias français, selon lesquelles Paris envisagerait de geler les avoirs de responsables algériens. Cependant, il n’y’ pas de fumée sans feu. Il est de l’habitude de certains gouvernants de dialoguer ou de polémiquer par presse interposée. Il s’agirait donc d’un coup de bluff. Je ne crois pas que la France arriverait à cette mesure. Du moins raisonnablement. Ceci dit, la crise algéro-française a engendré de grosses pertes pour la France qui semble avoir perdu son sang-froid. Prise de panique, elle se débat dans tous les sens.

‘’De grosses pertes’’, dites-vous, pourriez-vous être plus clair ?

Il y’a quelques mois, les entreprises françaises affiliées à la chambre algero-française de commerce et d‘industrie avaient interpellé le président de la république d’une façon très diplomatique sur une situation de blocus économique qu’elles subissent depuis un certain temps. Elles invoquent qu’elles sont black-listées des marchés publics, même de façon informelle, qu’elles sont exclues aussi des contrats commerciaux. La France a perdu des grands marchés traditionnels, notamment ; le blé pour lequel l’Algérie a trouvé un autre fournisseur. Il me semble que c’est un grand coup qui s’additionne aux autres revers sur le continent qui signent inexorablement la fin de la France-Afrique. 

Juridiquement parlant, la notion de « gel des avoirs », en quoi consiste-elle au juste ? 

En droit français, C’est une mesure administrative ou judiciaire qui empêche une personne physique ou morale de disposer librement de ses biens, notamment ses fonds et actifs financiers. Cette mesure est souvent utilisée dans la lutte contre le terrorisme, le blanchiment d'argent, ou pour prévenir la dissipation de biens dans le cadre de procédures judiciaires. 

Selon le droit français, comment et dans quelles conditions la mesure peut être mise en œuvre ? 

Le document de référence opérationnel sur la question est intitulé « Lignes directrices conjointes de la Direction Générale du Trésor et de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution sur la mise en œuvre des mesures de gel des avoirs Document de nature explicative Version mise à jour au 16 juin 2021. Ce document révèle bien d’éléments : Le gel des avoirs fait partie des «  régimes de sanctions économiques et financières » qui « poursuivent différents objectifs d’intérêt général, tels que la lutte contre le terrorisme, la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive, la coercition en réaction à des violations graves des droits de l’homme ou à des actes menaçant la paix ». En l’occurrence, nous sommes complètement loin des cas de figure qui interpellent la mise en œuvre de la procédure de gel selon par la loi française. Le timing d’annonce de cette mesure permet de déduire que celle-ci est prise dans le cadre de représailles contre le gouvernement algérien. On ne sanctionne pas des individus, des personnes physiques ou morales en réaction à des actions de leurs gouvernements même s’il s’agit de hauts responsables ou décideurs. Il faut ajouter que le gel annoncé n’est pas seulement une violation du droit interne français, mais aussi celle du droit international, car cette mesure a des implications sur des personnes physiques et morales étrangères qui sont sous la protection de règles du droit international.

Doit-on comprendre que, toujours sur le plan juridique, cette affaire inédite risque de s’internationaliser? 

Pour bien répondre à votre question sur l’internationalisation, quasi inévitable à mes yeux, des mesures de gel, je dois faire une halte sur les régimes juridiques de gel des avoirs. La France ou n’importe quel autre pays européen ne peut recourir au gel des avoirs que dans trois cadres juridiques ou trois cas de figure ; 

1-Les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies qui ne créent d’obligations de geler les avoirs des personnes ou entités désignées qu’une fois transposées en droit interne. En ce sens que tout pays doit se doter de textes de lois internes pour mettre en œuvre les décisions du conseil de sécurité. 

2-Les règlements européens portant mesures restrictives : La France étant un pays européen, est soumis à un autre cadre constitué par « la directive européenne et les règlements européens portant mesures restrictives. Ces textes, qu’il serait très long de reprendre ici, indiquent que la France ne peut pas mettre en œuvre cette mesure car rien ne permet de détecter que nous soyons dans des cas de mise en œuvre. 3- Les mesures nationales de gel prises sur le fondement de l’article L.562-3 23 Article 355 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. L’introduction en droit français d’un dispositif autonome aux fins de lutte contre le financement du terrorisme par la loi N° 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers. Ce dispositif répond aux exigences du Conseil de sécurité des nations unies et du GAFI. Enfin pour bien illustrer la nécessaire et inévitable internationalisation des procédures de gel j’ajoute que les personnes, physiques ou morales, touchées par ces mesures peuvent exercer des recours devant les juridictions administratives françaises. Cependant elles sont, aussi, sous la protection du droit international puisqu’elles sont étrangers et subissent des abus commis par un état dont elles ne sont pas des nationaux ou des ressortissants. Elles peuvent intenter des recours devant la cour européenne des droits d l’homme pour atteinte au droit de la propriété qui est un droit fondamental de l’être humain ou, aussi, devant le centre international de règlements des différends liés à l’investissement si ces avoirs ont été introduits dans le cadre des investissements et ce sur la base du traité algero-français de protection réciproque des investissements. 

Pour nombre d’observateurs, la procédure ne peut pas être prise sur une simple décision souveraine du gouvernement français. Qu’en pensez-vous ? 

En effet et j’ajouterais que les conditions de mise en œuvre de cette procédure sont loin d’être réunies dans le cas qui nous intéresse. L’annonce de cette mesure semble être une fabulation juridique. 

Comment pouvez-vous expliquer le fait la France s’empresse d’annoncer une telle mesure sans qu’il y ait une décision judicaire qui le permette ?

En effet, c’est vraiment paradoxal ! Cette décision qui viendrait du Ministre de l’intérieur, M Retailleau, par qui la crise diplomatique entre les deux pays est arrivée ne se base sur aucune décision ou des enquêtes d’organismes habilités. J’ai noté aussi que certaines sources annoncent que les autorités françaises menacent de révéler les noms des personnes concernées. Nous sommes ici devant un chantage ignoble. La France prouve ici qu’elle serait prête à couvrir pour peu qu’on ménage ses intérêts et énoncer à tort ou à raison quand on leur porte atteinte.

La France veut geler des fonds algériens, sans base juridique, et a refusé dernièrement d’extrader des personnes demandées par la justice algérienne. La politique des deux poids deux mesures…

Il est vraiment paradoxal et révélateur que la France refuse de restituer à l’Algérie les avoirs fruits de la corruption et du vol dans les cas des personnes ayant fait l’objet de condamnations définitives donc considérés par la justice algérienne comme des produits criminels et décide de geler les avoirs des biens qu’elle considérerait elle-même comme illicites et ce sans aucune décisions judiciaire. L’agence de presse algérienne (APS) a fait savoir que l’Algérie a demandé à plusieurs reprises l’assistance judiciaire de la France dans les affaires de biens mal acquis. Cinquante-et-une requêtes d’entraide sont ainsi restées sans réponse. Des demandes d’extradition visant des individus condamnés pour corruption ou dilapidation de fonds publics n’ont reçu aucun écho non plus. Ces positions contradictoires dénotent la duplicité française en protégeant ceux que la justice de leurs pays a condamné et ce en dépit des engagements pris dans les instruments et conventions judicaires internationaux. Elle menace de sévir en dehors de toute base légale contre des personnes sans apporter une quelconque preuve et sans aucun fondement juridique. . 

Quel pourrait être le sort réservé à ces avoirs gelés ? Est-ce qu’ils peuvent être restitués si le caractère illicite est prouvé ? 

Votre observation est pertinente et me donne la possibilité de développer un autre point où la duplicité et l’hypocrisie française sont mises à nu. Ces avoirs ‘’ illicites’’ sont en France depuis longtemps. Il est, à la fois curieux et suspect, de noter que ce n’est que maintenant que la France le découvre. Elle était complètement aveuglée lorsque ses intérêts étaient bien protégés. Les organes de contrôle français, à la vigilance sélective, se sont brusquement réveillés lorsque la mamelle algérienne ne donne plus de lait. Que vont devenir ces avoirs et seront t’ils restitué à l’Algérie ? Non ils ne seront pas restitués à l’Algérie !. Le gel des avoirs est une situation temporaire (une période maximale de six mois). D’après la loi française sur les biens mal acquis, les avoirs en cause seront versés à une agence française qui les investira dans des projets de développement dans les pays originaires des biens mal acquis. En fait et en définitive, la France accueille et couvre les biens mal acquis. C’est un pays de recel ! La France va geler ces avoirs pour un temps puis les récupérera dans une de ses structures financières pour, prétendument, les investir dans les pays originaires. Sauf qu’elle sera seul à gérer cet argent et sans contrôle aucun. Un véritable racket. En plus d’être un pays receleur la France est un pays racketeur !

Propos recueillis par Naima Benouaret 


 

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