Mohamed Rachid Bbenamara et Slimane Ouadjaout – anciens musiciens de Constantine : Il était une fois deux artistes dans la ville

22/08/2022 mis à jour: 07:16
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Une romancière disait que «L’oubli est le linceul des morts». Effectivement, il ne cesse de prendre de l’ampleur dans nos sociétés où notre mémoire devient de plus en plus fragile dû à la baisse de nos habiletés cognitives. Il devient le mal des temps !

 

Qui se souvient de cet homme à l’attitude débonnaire, arpentant les sentiers escarpés de la Médina de Constantine, entouré des bonnes grâces de Sidi Rached, là où il naquit un beau jour du mois de septembre de l’année 1921. 

Premiers vagissements annonçant une Sonate d’automne, pour reprendre le titre d’un film culte, prélude à des lendemains qui chantent. Il s’agit bel et bien du musicien Mohamed Rachid Benamara que j’ai eu la chance de côtoyer. C’était en 1975 lors de son passage à notre domicile, venu pour entretenir les éléments de notre piano droit comme les marteaux, les feutres d’étouffoir et les différentes touches. Avec son esprit ouvert, il répondit toujours présent à nos appels. 

A titre de rappel, cet instrument était d’une grande importance quant à mon apprentissage des fondamentaux de la musique comme la méthode rose ainsi que ceux du solfège, tous chapeautés de main de maître par mon professeur Daoudi Malik au conservatoire municipal. Pour connaître cet artiste, il n’y a pas mieux que Fadhila El Farouk. Alors qu’elle faisait ses premiers pas en qualité de journaliste, cette romancière, installée aujourd’hui au Pays du cèdre, est allée à sa rencontre. 

Dès l’entame de l’entrevue, l’émotion était à son comble : «… Laissez-moi parler, mon cœur est plein de souffrances. Après avoir obtenu mon certificat de fin d’études primaires au sein de l’école Mouloud Belabed (ex. Arago), et comme tous les indigènes de mon âge, j’étais obligé de subvenir à mes besoins avant d’être mobilisé dans l’armée coloniale où j’ai connu les affres des trois campagnes de guerre : d’Italie, de France et d’Allemagne…»
 

La musique que j’aime
 

Une fois que les bruits des bottes ne se faisaient plus entendre, place dès lors à la musique, rien que la musique : «… Me voilà en 1946 comme percussionniste au sein de la troupe de mon oncle Mohamed Lazregue Aynou dans la maison des Bouznada. En apprenti solitaire, je me suis frayé un chemin dans le monde de l’ambiance sonore. Et quelle ambiance ! Tout en continuant sur ma lancée, j’arrivais à percer un tant soit peu le monde secret de pas mal d’instruments. Résultats des courses : mes efforts ne sont pas restés vains. Ma propre troupe est née ! Avec une pléiade d’artistes, qui ont pour noms Talbi Mohamed Salah, Ouadjaout Slimane et Abdelhafidh Brourouar…» A cette époque, Rachid est domicilié au 21, rue Kherrab Said (ex-26e de ligne). A l’âge de 29 ans, il va renforcer sa troupe par l’apport de grands musiciens tels Khammar Abdelhamid de la ville d’Annaba, Khallef Brahim de Constantine, Khammar Hacene et Hacene Mohamed d’El Milia. Et pour joindre les deux bouts d’une vie pleine de difficultés, il essaie d’animer des spectacles un peu partout. En dépit des tracasseries administratives qui étaient légion durant cette période, il ne se décourage point. Loin s’en faut. Il dépose plusieurs demandes d’autorisation pour effectuer des tournées artistiques. Il ne reçoit que peu de réponses favorables pour organiser ses spectacles, et ce, avant qu’il ne déménage pour la deuxième fois à la rue Djelouah Ahmed (ex-Leblanc) près de la Préfecture. 
 

Coup d’essai, coup de maître
 

Juste avant le déclenchement de la glorieuse Révolution, Rachid est à la tête d’une autre troupe de musique arabe où l’on trouve des artistes comme Bendib Mouloud, Oumeziane Sadek et Ouadjaout Slimane. Il a même enregistré en 1961 à la maison de disque Guelta Ya layem, chanson à travers laquelle il ne tarissait pas d’éloges à l’égard de Lakhdar et Amar El Achab, deux ténors du chaâbi, suivi par un autre de la maison Sare Terdjaa chlayem paroles d’El Hadi El Batni. Un disque qui a connu un succès retentissant. Pour un coup d’essai, ce fut un coup de maître ! Après une période d’itinérance pendant l’occupation française de l’Algérie, Rachid trouve dès le premier jour de l’indépendance une vie normale. Il rejoint la troupe de la RTA de la station régionale de Constantine, tout en jouant au luth et au qanoune. Hélas, pas pour longtemps puisqu’on le trouve comme réparateur de transistor sous le pont Sidi Rached, là où il a vu le jour ! Triste sort que celui vécu par cet artiste. Eh Oui ! Pour reprendre un meddah pas de chez nous,  Avec le temps, va, tout s’en va. Mohamed Rachid Benamara va tirer sa révérence en 2004. Sans tambour ni trompette. 
 

Ouadjaout ou le don d’ubiquité
 

Son compagnon d’infortune n’était autre que Slimane Ouadjaout, fort connu sous le pseudonyme de Djaout. L’enfant venu de Bougaâ «ex-Lafayette) dans la région de Sétif, dont la famille a élu domicile en 1934 à la rue Abdallah Bey au cœur de la Médina de Constantine. Alors que le petit Slimane n’avait que neuf ans, ses parents voulaient lui donner une bonne éducation. C’était dans l’air du temps où il entame tôt dans la matinée l’apprentissage du Saint Coran à la zaouïa Sidi Moughref avant qu’il ne rejoigne l’école Mouloud Belabed (ex- Arago) et Djamaïat Essalem où il avait comme professeur Adjali Mohamed Cherif Saighi. Petit à petit, le jeune Slimane s’intègre dans la vie constantinoise en se rapprochant des différents lieux de culture comme les associations de musique. Il se dirigea vers le local du Lever de l’aurore qui n’était pas loin de l’école Arago. Cette association était dirigée par Mohamed Derdour. Slimane se rappelle des adhérents de cette magnifique association où Mohamed Tahar Fergani jouait de la clarinette, Maamar Boulaaouinet de la flûte et Segni du piano. 
 

L’homme qui sait tout faire 
 

Slimane perd son père l’année où il obtient son certificat de fin d’études primaires. Comme soutien de famille, il remplace son défunt père à la société de transport public Lakhdar et compagnie pendant deux années, ensuite il est clerc d’avocat et écrivain public à proximité de la poste. Passionné de musique, Ouadjaout intègre à partir de 1951 plusieurs troupes où il jouait de la flûte et de la percussion. Il s’agir, entre autres, des troupes de Abdelhamid Benrachi, Cheikh Seddik, Cheikh Zenir ensuite avec Benamara Mohamed Rachid et Mohamed Tahar Fergani lors de l’enregistrement de son disque. Il entame dès 1957 des tournées en France, en compagnie de Yahia El Hadi, Abdelhamid Benbayadh, la chanteuse constantinoise Thouraya Benbayadh, Benazouz Mahmoud où il enregistre même un disque à la maison Pater. Peu après, Slimane Ouadjaout se mit à la chanson en interprétant à la radio le poème idyllique Billah ya hamami. L’orchestre qui l’accompagnait était formé de Sadek Fraya (luth), Ali Seliti (violon), Benazouz Mahmoud (tambourin) et Mohamed Boudebagh (derbouka). 

À cet effet, la romancière Fadhila El Farouk nous révèle dans ses articles de presse que Djaout a enregistré un disque Ghezali waynou avec son ami Benamara Rachid (violon), Yahia El Hadi (piano), Mohamed Boudebagh (derbouka) et Benazouz Mahmoud (tambourin). Il est partout ce jeune musicien même avec le grand jazzman constantinois Mohamed Salah Benachour, au sein de la troupe Missi jazz qui se reproduit au Casino municipal. Et l’aventure continue. Voilà que Lakhdar El Acheb, qui n’est que le frère de l’autre monument du chaabi, qui sollicite son talent lors d’un enregistrement à Alger. Après l’indépendance de l’Algérie, il se rend à la capitale où il rejoindra l’orchestre de l’ANP en tant que joueur du tambourin. 

A cette période, il apprend le solfège pour éviter toute fausse note. Après avoir passé quatre années à Alger, il retourne à Constantine pour intégrer l’orchestre de la RTA de la station de Constantine, sous la direction de Mohamed Salah Benachour, ensuite de Salim Benabdelhafid. A l’âge de 50 ans, Djaout fut recruté en qualité d’archiviste à la faculté de médecine de l’université de Constantine, et ce, jusqu’à sa mise à la retraite en 1995. D’ailleurs, il ne percevait qu’une petite pension, avec six enfants à sa charge. 
 

Chose qui l’avait contraint à faire dans la débrouille pour arrondir les fins de mois. Ainsi, il est vendeur de cigarettes en vrac devant notre porte d’entrée, là où j’habitais chez mes parents à la rue Larbi Ben M’hidi. Et c’est à cet endroit même que j’ai fait la connaissance de ce brave homme, très bien habillé, arborant toujours une chemise blanche et une cravate noire. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, sa vision fut atteinte par une cataracte à son œil gauche. Décidément, Si Slimane n’est pas au bout de ses peines. Mais, c’était sans compter sur la générosité des «cambistes», effectuant des opérations de change en devise, qui dans un élan de solidarité à nul autre pareil, allaient lui collecter la somme de 35 000 DA nécessaire à l’intervention chirurgicale. 

Un geste haut et fort dont il se souviendra à jamais. Ainsi, s’achève l’histoire ô combien romanesque de deux hommes qui ont marqué de leur empreinte la vie artistique constantinoise et dont la fin nous rappelle étrangement Le chant du Cygne. Mais comme dirait l’autre, les grands hommes ne meurent jamais ! 
 

 

Par Mohamed Ghernaout

Enseignant et auteur d’ouvrages sur le théâtre algérien

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