Tout le monde parle de mondialisation en se référant uniquement à celle des échanges commerciaux, financiers et économiques. Mis en place par les chantres du l’ultralibéralisme, ce concept de mondialisation se veut à sens unique où seules les économies fortes sortent gagnantes.
Les autres pays sont sommés d’y souscrire et de jouer le rôle de consommateurs passifs ; à moins de relever le défi du développement et faire valoir des atouts en agriculture, industrie, technologie... Et pour se fortifier davantage, cette mondialisation a recours au siphonnage des élites que ces pays développés qualifient d’émigration choisie. Une manière de maintenir leur domination sur les pays consommateurs passifs.
Mais on ignore que dans les bagages de cette mondialisation économique se niche une autre forme de mondialisation : celle dite culturelle. Les médias internationaux en parlent peu, de peur d’ouvrir la boîte de Pandore. Tel un poison inoculé à petites doses, cette forme de mondialisation a pour objectif de formater les esprits, les couler dans le moule identitaire et les valeurs du libéralisme débridé.
Elle se déploie dans la production culturelle, les TV satellitaires, le cinéma, la littérature, les pubs, l’internet, les réseaux sociaux, les modes de vie et de consommation (hamburger, vêtements…).
En filigrane de cette mondialisation, pour mieux s’enraciner et mieux bétonner le formatage culturel, se dessine l’uniformisation linguistique. Et cela se fera inévitablement au détriment des cultures et des langues locales et nationales dans les pays soumis à ce néocolonialisme sans guerre et sans armées belliqueuses. L’élite des pays consommateurs passifs, tout comme le simple quidam, tombent dans le piège de ce formatage sous forme d’imitation aveugle par le parler, le manger, le vêtir, etc. Que faire face à ce rouleau compresseur de l’uniformisation linguistique ?
L’ANTIDOTE
Cette uniformisation linguistique et culturelle est synonyme d’acculturation/aliénation. Afin de la contrecarrer et outre les efforts de développement économique, technologique, les pays qui désirent ne pas se soumettre sont tenus de mettre en place une stratégie de développement culturel et éducatif – les deux allant de pair, se renforçant mutuellement.
Deux axes sont à privilégier : d’un côté, la production culturelle sous toutes ses formes, et de l’autre, la politique éducative dans son volet pédagogique en particulier. Puisqu’il s’agit de s’opposer à la mainmise d’une seule langue sur les esprits, il y a lieu d’opter pour une politique linguistique volontariste sans déroger aux normes scientifiques et pédagogiques régissant l’enseignement des langues. Les méconnaître (ces normes) ou en faire fi est synonyme d’échec programmé.
Mode opératoire : Il est évident que dans tout apprentissage scolaire, la motivation demeure le moteur essentiel qui pousse l’élève à fournir des efforts, à aimer telle ou telle matière. Les ingrédients de la motivation sont connus. Dans le cas précis de l’enseignement des langues, il ne peut y avoir de motivation que si l’élève intègre dans son vécu la notion de respect de soi et respect de l’autre. Et le respect doit être considéré en tant que valeur cardinale en éducation scolaire, valeur qui se retrouvera dans tous les contenus enseignés aux élèves ainsi que dans la pratique et le comportement de l’enseignant.
Que faire ?
- En priorité, dès la maternelle de préférence à partir de 3 ans, développer, en les rendant attractives, les langues maternelles/nationales et y introduire, en immersion, une langue étrangère, celle la plus ancrée dans la société. Le bilinguisme précoce en immersion n’est viable que pendant la période dite sensible - de la naissance à 7/8 ans – période où la plasticité du cerveau est à son apogée. Le bilinguisme précoce est la porte d’entrée la plus sûre et la plus efficace vers le plurilinguisme. Il est dit en immersion quand les activités sont dispensées dans les deux langues (la maternelle et l’étrangère) selon une distribution horaire étudiée.
- Mettre l’élève en contact avec des éléments de la culture nationale et des éléments d’autres cultures, et ce, tout au long de sa scolarité. Il n’y a de plurilinguisme réussi que s’il devient le vecteur d’une éducation transculturelle.
- Eviter à ce que l’élève nourrisse des préjugés négatifs sur la langue et la culture de l’Autre et, ainsi, le préserver des dégâts que provoquent ces préjugés : l’intolérance, les incompréhensions voire la haine, prélude aux conflits entre les peuples.
Le plurilinguisme culturel aide à s’insérer de façon harmonieuse dans la mondialisation et ne pas la subir. Il ouvre des fenêtres sur l’Autre, connaître sa langue, sa culture, ses coutumes. Avec la maîtrise d’au moins deux ou trois langues étrangères, le jeune Algérien n’aura pas de difficulté à voyager à l’étranger et à communiquer avec les habitants du pays visité… d’où la citation : «Citoyen du monde chez soi». C’est aussi un facteur pour la paix et la compréhension internationale entre les peuples. Le plurilinguisme permet l’accès aux production littéraires et culturelles créées en langue étrangère : cet accès alimente la créativité des futurs acteurs du paysage culturel algérien. Ils sont là sur les bancs de nos écoles, ces futurs écrivains, cinéastes, poètes, dramaturges, scientifiques, journalistes…. Cette ouverture sur d’autres cultures permet de booster la culture nationale et développer notre production et consommation de biens culturels. Il permet aussi d’exporter notre culture grâce aux œuvres d’auteurs et d’artistes algériens qui travaillent dans telle ou telle langue étrangère. Nous citerons en particulier celles et ceux qui écrivent avec la langue de l’Autre et qui ont contribué à faire connaître notre culture et notre pays : Assia Djebar, Kateb Yacine, Mohamed Dib, Mouloud Feraoun.
Leurs œuvres ont été traduites dans plusieurs langues étrangères. Nous n’avons cité que quelques-uns, la liste est longue. Pour éviter toute polémique, nous parlons ici de ceux et celles qui ont écrit en langue étrangère et pas en langue nationale. Demain, avec une stratégie pédagogique bien menée, le plurilinguisme culturel donnera à l’Algérie de brillant(es) hommes et femmes de lettres pas seulement en français, mais aussi en anglais, espagnol, italien, allemand… turc ou mandarin (chinois).
Il est évident qu’une telle politique linguistique a besoin d’une boîte à outils, à savoir de bien cerner les éléments constitutifs de toute stratégie éducative : les finalités du système scolaire - les contenus des programmes d’enseignement et des contenus des manuels – les méthodes d’enseignement et la formation en qualité et en quantité des enseignants de langues. Surtout la qualité de leur formation initiale.
Quid de l’Algérie ?
Le cas de notre pays est plein d’enseignements. Ici, un bref éclairage par un détour historique.
- Pendant les décennies allant de 1962 à la mi-décennie 1980, nos bacheliers avaient un bon niveau en langues - français, anglais notamment - y compris en arabe pour les filières littéraires , alors que cette langue n’était pas encore langue d’enseignement. Le niveau scolaire des bacheliers de l’école algérienne rivalisait avec celui des pays développés.
– d’où l’afflux d’élèves et d’étudiants de pays africains et maghrébins pour fréquenter nos lycées et universités. En parlant de cette époque dorée de notre école, comment ne pas évoquer cette expérience fort instructive.
Au début des années 1970, dans une classe d’anglais de 4e année moyenne au CEM de Tigzirt sur mer a été menée une expérience riche et efficace. Après deux ans d’anglais (3e et 4e AM), et à partir du début du 3e trimestre de 4e AM, les élèves s’adonnaient avec délectation à la correspondance interscolaire en anglais via le réseau «Pen-pal» de correspondance internationale pour jeunes du monde.
Ils utilisaient le dictionnaire avec brio grâce aux séances d’apprentissage du système phonétique international dispensées par leur professeur d’anglais. Grâce à cet apprentissage inédit et à partir du dictionnaire, les élèves pouvaient lire et prononcer tous les mots en anglais. Arrivés au lycée, ces élèves raflaient les premiers prix en anglais. Certains choisirent la filière anglais à l’université pour embrasser des carrières d’interprète, traducteur ou de professeur.
L’un d’entre eux avait gardé jusqu’à récemment les contacts épistolaires avec sa correspondante autrichienne du temps où il était en 4e AM. Quarante ans plus tard, devenu brillant cadre d’une société internationale, il a offert ce témoignage à son ancien professeur en guise de reconnaissance. A cette époque aussi, les élèves de fin du primaire lisaient des livres de littérature adaptés au niveau scolaire (les fameux morceaux choisis) et écrivaient des lettres à leurs parents émigrés. Arrivèrent la décennie 1990 et 2000 avec la réforme de l’école algérienne lancée en 2003. Le niveau scolaire connaîtra une baisse vertigineuse, plus particulièrement dans l’apprentissage des langues, y compris en langue arabe.
Et de se poser la question que personne ne veut poser tant au MEN que dans les médias ou chez les universitaires : «Pourquoi cette incapacité à maîtriser des langues après 13 ans d’arabe, 10 ans de français et 7 ans d’anglais ?» A cette question/tabou, le MEN a apporté des réponses, nous citerons les plus récentes : adopter l’approche par les compétences, avancer l’enseignement de l’anglais en 3e AP, remplacer le livre scolaire par la tablette numérique au primaire, alléger les programmes. Des réponses prises dans la précipitation et sans toucher ne serait-ce que d’un iota au logiciel pédagogique qui est à l’origine des déboires de l’école algérienne. A l’évidence, les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets : celui de l’échec d’un logiciel obsolète qui ne respecte pas les normes pédagogiques universelles.
QUE FAIRE ?
Les normes scientifique et pédagogique sont d’une exigence vitale pour toute politique éducative. Ici quelques-unes d’entre elles. Elles concernent l’enseignement/apprentissage des langues. Que disent-elles ?
- Exposer de façon intensive l’oreille de l’enfant aux sons de la langue étrangère : soit une séance par jour (de 40’ à 60’, selon les cycles). Ce qui n’est pas le cas dans nos écoles.
- Réduire le volume horaire hebdomadaire (VHH) de la langue d’enseignement à 20% du VHH global : nous en sommes loin avec un VHH qui dépasse les 50% après avoir frôlé les 60% pendant près de trois décennies !!
- Respecter une progression dans les apprentissages pour aller du facile au difficile : en phonétique, dans le lexique et en grammaire. Dans toutes les matières enseignées, nos élèves du primaire s’échinent à mémoriser des leçons inassimilables et incompréhensibles pour leur âge.
Ce qui est intolérable. Les enfants du primaire n’ont pas l’âge mental approprié aux choses abstraites (notions, concepts). C’est vers 11/12 ans que l’enfant accède à ce stade.
- Les contenus culturels des leçons doivent répondre aux centres d’intérêt des tranches d’âge ciblées. Ce qui n’est pas le cas.
-- Aborder dès le cycle primaire un bilinguisme d’immersion pour réussir le trilinguisme au collège et la 4e langue au lycée. Ce qui n’est pas le cas. Et pourtant, l’Algérie a des atouts dans ce sens. Chez une certaine catégorie d’algérien, cette norme est perçue comme un blasphème.
- Au primaire, la méthode d’enseignement doit être celle dite de communication à partir de situations puisées de la vie quotidienne de l’écolier. L’enfant a besoin de voir, de toucher, de manipuler, de saisir le sens de la situation proposée.
- Intensifier les séances d’élocution pour maîtriser la prononciation. Et privilégier l’oral par rapport à l’écrit.
Puis arriver à un équilibre 50/50 entre l’oral et l’écrit vers la fin du collège. Nous sommes loin du compte.
- Disposer d’un enseignant bien formé ayant la maîtrise de la langue nationale et/ou étrangère. Depuis la fermeture des ITE en dans les années 1990, La majorité des enseignants recrutés ne reçoivent pas de formation initiale – exception faite des sortant des ENS – une minorité.
En conclusion, il s’avère urgent de changer de logiciel pédagogique – pas seulement dans l’enseignement des langues. Y réfléchir en profondeur à partir d’un constat sans complaisance des déficits en normes pédagogiques et en normes de fonctionnement du système.
L’Algérie nouvelle a besoin d’une école moderne ; moderne de par ses outils que par son esprit. Et la modernisation des infrastructures et des équipements ainsi que l’informatisation de l’administration ne signifient en rien que l’école est devenue… moderne.
Par Ahmed Tessa , Pédagogue et auteur