Dans la continuité de notre focus sur l’enquête historiographique de Redouane Ainad Tabet et son ouvrage de référence Le 8 Mai 1945 en Algérie (OPU-ENAP, 2e édition, 1987), nous abordons le traitement réservé par les autorités coloniales au soulèvement généralisé du printemps 1945 et la répression d’une ampleur génocidaire, qui a suivi les défilés populaires de l’Armistice. Nous nous intéresserons également au bilan humain de la répression, avec, à la clé, ce constat que quasiment toutes les sources convoquées par l’auteur parlent de «dizaines de milliers de victimes» dans le Nord constantinois.
Si des manifestations ont éclaté dans tout le pays en mai 1945, c’est dans l’Est que la répression a été la plus brutale. «La répression a frappé surtout le Nord constantinois révolté qui a payé le plus lourd tribut», affirme l’historien et ancien directeur des Archives nationales, Redouane Ainad Tabet, dans son ouvrage Le 8 Mai 1945 en Algérie. Les moyens militaires déployés par le pouvoir colonial pour mater l’insurrection dépassent l’entendement. «Le rétablissement de l'ordre a coûté une dizaine de vies à Sétif, deux à Bône (Annaba) et deux à Guelma. L'autodéfense a fait de nombreux morts parmi ceux qui ont mené les attaques, notamment à Fedj Mzala, Kherrata, Guelma et Villars. Mais la riposte la plus meurtrière a été la répression militaire», souligne Ainad Tabet.
De fait, à Sétif, l’opération de rétablissement de l’ordre est immédiatement confiée à l’armée. «A la fin de la matinée du 8 mai, à Sétif, le colonel Bourdillet, assisté du commandant Birabeu, prend en main les opérations. (…). La proclamation de l'état d'urgence et de la loi martiale accordent tous les pouvoirs au général Duval, commandant la division de Constantine», indique l’auteur.
«44 mechtas détruites par l’aviation»
Et de noter : «Le général Duval engage aussitôt ses troupes. Sénégalais, Tabors marocains, Légionnaires, soldats français, passent à l'action». «Dans des camps de barbelés, dans les casernes, les Musulmans sont parqués». Selon l’historien, «environ 10 000 personnes, de Sétif et sa région, sont regroupées dans un camp».
Dib Lahoussine, un survivant de ces véritables camps de la mort, a affirmé dans un témoignage mentionné par l’auteur que «plus de 500 détenus étaient entassés dans un cachot insalubre». «Combien de malheureux ne purent résister à ce séjour inhumain ainsi qu'aux tortures de l'interrogatoire», soupire l’ancien rescapé. «Tout Arabe non muni d'un brassard tricolore délivré par l'autorité est abattu sans sommation», assure Ainad Tabet sur la foi des récits de ceux qui ont survécu à cette sauvagerie.
Les troupes colonialistes massacrent à tout-va : «La répression militaire a donné lieu à tous les abus : tirs à vue sur tout groupement d'indigènes, assassinats sans sommation ni interrogatoire, meurtres de prisonniers, viols, pillages, incendies», détaille l’historien. Redouane Ainad Tabet observe que toutes les armées participèrent aux opérations. Un navire de guerre est ainsi mis à contribution pour pilonner les mechtas proches des zones côtières : «Le croiseur Le Duguay-Trouin fait pleuvoir les obus sur les régions du Guergour, de cap Aokas, Ziama Mansouria, Kherrata, et ravage le douar de Tararest», révèle l’auteur.
A la canonnière de la marine de guerre s’ajoutent les bombardements aériens : «Les avions mitraillent à basse altitude, lâchent des roquettes. Un avion bombarde en rase-motte la colonne de campagnards sortant de Collo après la manifestation», relate l’ancien directeur des Archives. «En même temps, la troupe déclenchait des opérations de répression ou de nettoyage (sic) qui allait faire le vide dans les douars...», écrit le commissaire divisionnaire Bergé, chef de la police judiciaire, à son patron le directeur de la Sécurité au Gouvernement général. Son rapport intitulé Insurrection de Sétif : les faits daté du 30 mai 1945, est, pour rappel, un des principaux documents d’archives utilisés par l’auteur.
Redouane Ainad Tabet reprend : «De l'aveu même du ministre de l'Intérieur, 44 mechtas ont été détruites par l'aviation. Plusieurs communes furent ainsi touchées. Les bombardements durèrent plusieurs semaines.» Il signale dans la foulée que les frappes aériennes ont continué à s’acharner sur les hameaux et les douars «jusqu’au 20 juin dans la région de Guelma». A Guelma toujours : «De la prison de cette ville, 154 personnes au moins sont extraites sur ordre administratif par des miliciens et des policiers et froidement fusillées», nous apprend l’historien.
Des Algériens jetés dans les ravins de Kherrata
Aux massacres perpétrés par l’armée s’ajoutent les atrocités commises par les milices. «Les Européens constitués en milices assassinent ouvertement ou en cachette, souvent avec la complicité de l'armée comme aux Amouchas ou à Héliopolis», lit-on dans Le 8 Mai 1945 en Algérie.
L’auteur cite cette scène affreuse qui en dit long sur la légèreté avec laquelle ces boucheries ont été exécutées : «Dans un jardin, un bambin musulman cueille des fleurs ; un sergent français passe et tire, par amusement, comme on fait un carton dans les fêtes foraines». A Kherrata, Ainad Tabet s’attarde sur les exactions d’un milicien dénommé Henri Sax où il avait, dit-il, une réputation de «bourreau». «Il égorgeait les prisonniers et les jetait dans le ravin à l'endroit où il y a la plaque de la Légion étrangère», se souvient Khellaf Abdelkader, un militant qui avait été condamné à mort en 1945, dans un témoignage fait à l’historien.
D’après Redouane Ainad Tabet, «c’est dans l'arrondissement de Guelma que l’action conjointe de la police, de la gendarmerie, de l’armée et de la milice fit le plus de victimes». La milice est «qualifiée de garde civique» à Guelma, écrit le commissaire Bergé. Elle comprend environ «250 Européens». «J'ai entendu dire qu'au moment de rendre les armes, certains miliciens se sont vantés d'avoir fait des hécatombes», soutient Bergé.
«Achiary donna l’ordre de brûler les cadavres»
L’auteur a fait état en outre des exécutions extrajudiciaires massives et des liquidations de manifestants faits prisonniers, sans aucun jugement. «Les exécutions collectives ont duré jusqu'au 26 mai, au moins, soit 19 jours après la manifestation !», s’émeut l’historien.
A l’appui, Ainad Tabet reprend un article du journal Liberté, organe du Parti communiste algérien, qui accuse : «Sept Musulmans ont été fusillés sans jugement à Villars (Oued Cheham) en présence d'Achiary encore (André Achiary, sous-préfet de Guelma, ndlr), de Deyron, maire de Souk Ahras, de l'administrateur de Villars, de trois officiers, d'un adjudant, d'un brigadier de gendarmerie et de gendarmes de Villars. (…) Après le massacre, Achiary donna l'ordre aux Musulmans de ramasser les cadavres et de les entasser devant l'église où ils furent aspergés d'essence et brûlés. Les restes, carbonisés, furent jetés dans un trou à la pépinière des Ponts et Chaussées».
L’historien rapporte cette autre tuerie : «Le 18 mai, 20 musulmans sont emmenés par les miliciens à quelques kilomètres de Héliopolis et abattus. Enterrés d'abord sur place, leurs corps sont ensuite déterrés et incinérés dans les fours à chaux de Lavie (entreprise industrielle, ndlr) pour faire disparaître les traces devant la commission Tubert envoyée sur les lieux le 25 mai et qui ne put accomplir sa mission jusque-là».
L’auteur a reproduit également ce récit saisissant du commissaire Bergé où il est question de nombreux charniers découverts au cours de son enquête dans la région de Guelma : «Il y en aurait de très nombreux le long des routes où les Ponts et Chaussées procèdent à des travaux de réfection», atteste-t-il, avant de confier : «Ayant vu près de Millesimo (aujourd’hui Belkheir, près de Guelma, ndlr) une main qui dépassait d'un tas de terre, dans un fossé, j'ai interrogé un jeune indigène qui se trouvait là par hasard. Quatorze arabes sont enterrés ici, m'a-t-il dit, seize sont enterrés devant la mairie de Petit (Bou Mahra Ahmed) et d'autres, une trentaine parait-il, dans le ravin près de la ferme Cheymol, sur la même route».
Dans une section intitulée «Les forces en présence», l’auteur détaille l’armada mise en branle par l’armée française pour écraser l’insurrection : «Au total, l'armée de terre à elle seule disposait d'environ 40 000 hommes utilisables pour le maintien de l'ordre. L'aviation, de son côté, se composait de deux groupes : un de transport et un de chasse doté d'une quinzaine d'avions.
Aussitôt, des renforts sont dirigés vers le Constantinois : outre le groupement d'intervention ramené de Tunisie, un peloton de half tracks quitte Constantine pour Sétif, un bataillon sénégalais est envoyé d'Alger, le groupe mobile marocain de Taza Guercif est enrôlé aussi pendant qu’un bataillon FFI (Forces françaises de l’intérieur) du 13e KI atterrit à Boufarik. Enfin, la marine envoie le croiseur Duguay Trouin bombarder la côte entre Bougie et Philippeville (Skikda) tandis que le croiseur léger Triomphant ouvre le feu sur le douar Djoua, près de Bougie».
Pourquoi 45 000 morts est un chiffre fiable ?
Pour ce qui est du bilan des massacres, Redouane Ainad Tabet a pris soin de croiser différentes sources, chacune y allant de son estimation. «Pour le peuple algérien comme pour ses leaders, c’est le chiffre de 45 000 morts, facilement associé à l’année 1945, qui a prévalu et prévaut encore», constate-t-il d’emblée. «Le journal des Ouléma, révèle-t-il, a même cité le chiffre de 85 000 victimes alors que le Gouvernement général n'a fait état que de 1340 morts.
Le colonel Schoen de Serres, ancien chef de cabinet du gouverneur général Yves Châtaigneau ; Charles André Julien puis Raymond Aron pensent raisonnable de parler de 6000 morts. Par contre, L. Périllier, ancien préfet d'Alger, P. Fayet, M. Chaulet, membre du Conseil économique et G. Tillon, font varier ce chiffre entre 15 000 et 30 000 voire 45 000 morts. Le New York Times du 25 décembre 1946 le situait entre 7000 et 18 000 victimes, tandis que Pinkey Turk, ambassadeur des Etats-Unis, aurait parlé de 40 000 morts à Azzam Pacha, en 1946».
S’agissant des pertes humaines recensées au sein de la communauté européenne, Redouane Ainad Tabet rapporte que «la liste officielle des victimes européennes totalise 88 personnes». «En réalité, c'est le nombre de 102 victimes européennes qui est retenu par la majorité des auteurs, la liste publiée par le Gouvernement général étant incomplète à ce moment», précise l’historien.
L’auteur relève que dès le 11 mai 1945, l’armée contrôlait la situation «et d’ailleurs aucune attaque des insurgés n’a eu lieu après ce jour». Et de s’interroger : «Comment expliquer dès lors le maintien de la milice, ses exactions qui se situent surtout après cette date, la continuité des bombardements ? (…)
Cette période allant au-delà du 11 mai, et durant laquelle il y a eu le plus de massacres commis, ne justifie plus l'emploi de ces moyens militaires», insiste-t-il.
Cet acharnement, à multiplier frénétiquement les tueries trahit, décrypte l’auteur, une crainte de «l’extension» de la géographie insurrectionnelle, avec, comme réaction, une obsession farouche à vouloir étouffer l’éveil nationaliste. Mais la répression a produit l’effet inverse : elle a ancré définitivement dans l’esprit des Algériens l’idée de la rupture radicale d’avec la France.
La mémoire douloureuse du 8 Mai 1945 va dès lors agir comme une réminiscence éruptive et formera le terreau matriciel de l’insurrection de Novembre 1954. Redouane Ainad Tabet en est convaincu : «1945 est un tournant dans l’histoire du nationalisme algérien», tranche-t-il. «Pour les Algériens, ce qui fait que Mai 1945 est un tournant, c'est surtout le fait que le problème national est posé dorénavant en termes de violence et de répression.
La conscience et l'affirmation de la nécessité de la violence contre le colonialisme donne une nouvelle dimension à ce nationalisme et de nouvelles formes d'action», analyse l’historien. «La nécessité de la violence, mais de la violence organisée, est donc la leçon tirée de ce mois de mai 1945», appuie-t-il. Et de faire remarquer : «Jusqu'à cette date, les formations politiques ne pouvaient être analysées, classées sous cet angle. Même le PPA, dont la violence restait surtout verbale, était légaliste dans ses actions et pacifique dans ses moyens. Jusqu'en 1945, c'est donc surtout une étape de conception, de propagation, d'expérimentation, de maturation du nationalisme algérien.
A partir de 1945, une tendance du PPA va poser radicalement le principe de la violence comme moyen, le faire admettre et travailler dans ce but. Elle donnera alors naissance en 1947 à l’OS, l’Organisation spéciale paramilitaire». Autre enseignement-clé retenu par l’auteur : «Mai 1945 a montré aussi que c'est parmi les campagnards surtout que ce patriotisme se nourrit et se charge de plus de violence. Faut-il alors s'étonner que la masse des révoltés, ruraux en majorité, soit la préfiguration de la future Armée de Libération nationale ? Que celle-ci se soit implantée d'abord dans les campagnes et dans les montagnes, de préférence, les raisons stratégiques mises à part ?»