Par Hanafi Si Larbi
Depuis mes premières dissertations sur le mouvement national libérateur, une grande part de mes écrits consiste à remettre sur le devant de la scène le courage et l’abnégation de ceux qui ont marqué notre histoire face à la violence de la guerre, de la conquête et de la violation de la souveraineté nationale.
Bien sûr, des centaines de milliers d’Algériennes et d’Algériens anonymes ont sacrifié leur vie pour l’Algérie, mais l’on sait aussi que dans les grands moments de lutte, idéologique et politique, des femmes et des hommes sortent du lot et deviennent dès lors l’incarnation d’un pan, aussi petit soit-il, de notre histoire.
Salima Benkhedda née Haffaf, que j’ai eu l’honneur d’avoir connue, en est une parmi les combattantes/résistantes marginalisées et méconnues de l’histoire récente de l’Algérie. Son humilité, combinée à un sacrifice inestimable pour l’indépendance du pays, mérite d’être reconnue, saluée et célébrée.
Née le 21 novembre 1927 à La Casbah, dans la tristement célèbre rue Abderrames où Ali la Pointe, P’tit Omar, Mahmoud Bouhamidi et Hassiba Ben Bouali y sont morts, la vie de la défunte khalti Salima pourrait s’écrire en lettres verte, blanche et rouge.
Verte pour cette Algérie à la couleur du printemps, quand tout prend vie avec la renaissance de l’Etat souverain dont elle rêva ; blanche pour sa pureté, sa sagesse, sa simplicité et son combat pour la paix ; et enfin rouge comme ce sang, le sien d’abord, avec lequel elle dut parfois écrire des lettres du fond des geôles où elle fut détenue ; celui de son frère Ghazali Haffaf lâchement assassiné par la police coloniale un certain 1er mai 1945 drapé du drapeau national ; celui de Hassen, son tendre fils qu’elle portait déjà dans son ventre en juillet 1962, premier martyr du hirak un certain 1er mars 2019 et enfin celui des chouhada morts pour l’indépendance du pays.
Le feu du combat semblait couler dans ses veines et la résistance, la ténacité et le sacrifice étaient sa génétique, elle qui entretenait des liens solides avec son frère Ghazali qu’elle avait vu mourir. Ce frère chahid lui avait transmis les valeurs de la liberté et l’esprit d’indépendance, lui le militant du PPA, très proche du chef historique Mohamed Belouizdad.
Après des études primaires et secondaires dans le quartier de Ruisseau, khalti Salima poursuivra des études de sage-femme à l’université d’Alger. Une fois son diplôme obtenu, elle ouvrira une clinique privée dans le quartier de son enfance au Ruisseau, au 234, rue de Lyon (actuellement rue Med Belouizdad), où elle exercera son métier avec abnégation et altruisme, mais sans jamais se départir de la cause nationale.
Ainsi, en 1954, Benyoucef Benkheda demandera sa main à ses parents et sera sa confidente, l’agent de liaison et aussi son chauffeur avec sa «4 chevaux». Elle sera militante à part entière du FLN en guerre et sera pendant la Bataille d’Alger, membre du réseau social du Front de libération nationale, l’Association des femmes musulmanes algériennes (AFMA). L’AFMA est un groupe de combattantes indépendantistes fondé le 24 juin 1947 par Mamia Chentouf et Nafissa Hamoud Laliam, deux femmes déjà engagées dans la lutte pour l’indépendance au sein du PPA et qui seront rejointes d’abord par les militantes Fatima Zekkal, Nassima Hablal et Izza Bouzekri.
A partir de 1956, l’objectif de cette association sera double. En premier lieu, il s’agira de convaincre les femmes algériennes de soutenir les groupes indépendantistes, et dans un second temps, l’association cherchera à apporter un soutien moral et financier aux femmes dont les époux ont été arrêtés en raison de leur engagement politique. L’organisation de l’AFMA sera comme suit : Mamia Aïssa (épouse Abderrezak Chentouf) présidente, Salima Haffaf (épouse Benyoucef Benkhedda) trésorière, Baya Nouari (épouse Salah Bouchoukine) et Kheira Bouayed (épouse Chawki Mostefai) membres du bureau national.
A travers ses activités militantes, Salima Haffaf sera arrêtée une première fois en novembre 1956 comme agent de liaison de Hadj Benalla l’adjoint de Larbi Ben M’hidi pour la Zone V arrêté le 16 novembre 1956. Sur ordre du général Massu, le préfet d’Alger prononce «l’assignation à résidence surveillée à la villa Susini de Melle El Haffaf Salima» *1 (en pièce jointe l’arrêté du préfet) et le 23 mars 1957 elle sera jugée par contumace et sera arrêtée quelques jours plus tard et torturée dans la tristement célèbre villa Susini (à côté du cimetière chrétien de La Redoute à El Madania) durant trois semaines.
Suspectée de militer aux côtés de Benyoucef Benkheda, activement recherché dans la capitale, elle sera arrêtée encore une fois et sera assignée à résidence au Camp Basset à Beni Messous durant 21 mois. Après son élargissement, elle devait rejoindre son «fiancé» Benyoucef, ministre des affaires sociales du GPRA dont le siège était à Tunis. Grâce aux réseaux des militants, notamment la famille de Pierre Chaulet et Tayeb Boulahrouf notamment, elle quittera Alger pour Tunis via Paris et Genève. Le mariage entre Salima et Benyoucef Benkheda sera acté le 22 avril 1959 à Tunis.
Le 5 juillet 1962 après 132 ans de colonisation, Benyoucef Benkheda, président du GPRA, proclame l’indépendance du pays après le référendum d’autodétermination du 1er juillet 1962 qui donna lieu à 99,7% en faveur de l’indépendance.
Malheureusement, l’indépendance «sera confisquée» comme l’explique si bien le défunt Ferhat Abbas, premier président du GPRA, dans son ouvrage L’Indépendance confisquée.
Ainsi, en 1963, la famille Benkheda sera expulsée sur ordre de Ben Bella de la villa qu’elle occupait à El Biar. Plus encore, en mars 1976, le mari sera assigné à résidence, après l’appel des quatre (Benyoucef Benkhedda, Ferhat Abbas, Hocine Lahouel et Mohammed Kheireddine) «contre la dictature et pour la démocratie» et sa pharmacie, son seul moyen de subsistance, sera mise sous scellés durant 4 années. Le 4 février 2003, le mari rejoint le monde des Justes et le 1er mars 2019, durant les manifestations du hirak, c’est son fils Hassen qui décède dans des circonstances non encore élucidées.
Malgré toutes ces épreuves et vicissitudes, khalti Salima avait su conjuguer le passé, le présent et l’avenir avec l’optimisme et la détermination qui la caractérisaient. Le 3 mai 2023 Salima Benkheda née Haffaf rejoint le Monde des Justes dans une quasi indifférence que connurent beaucoup d’artisans de la Révolution, paix à leur âme.
Elle a été enterrée au cimetière de Sidi Yahia parmi les siens, en silence, sans folklore, elle la Première Dame de l’Algérie indépendante !
Elle laisse un vide énorme derrière elle. Il nous faut plus que jamais poursuivre le combat, son combat car Il n’y a pas de cimetière assez grand pour engloutir le passé qui prend un sens vers l’avenir.
Allah yerahmak ya Khalti Salima Haffaf Benkheda. H. S. L.
Sources
- Témoignage de Zoulikha Benkaddour ; revue Mémoria nov 2014
- Denise Walbert ; L’affaire des enseignants d’Alger
- Le Monde 1er novembre 1957 Un nouveau témoignage sur les sévices
- Pr Salim Benkhedda (fils de la défunte Khalti Salima)