Par Nidam Abdi (*)
Longtemps réprimée mais jamais réduite au silence, la musique palestinienne incarne un art de vivre, de résister et de transmettre. De l’orgue sacré d’Augustin Lama aux beats engagés du groupe DAM, cette musique plurielle, enracinée dans la terre du Levant, accompagne les rêves d’un peuple dispersé mais uni par sa mémoire sonore.
A travers l’histoire meurtrie de la Palestine, la musique n’a jamais été un simple divertissement, elle fut et demeure un pilier de l’identité collective, un territoire symbolique que même l’occupation n’a jamais pu coloniser.
La richesse du patrimoine musical palestinien, à la croisée de l’Orient classique, du folklore populaire et des musiques du monde, se manifeste à travers les époques, les exils et les révolutions. L’histoire musicale de la Palestine, bien que souvent éclipsée par le tumulte politique, révèle une vitalité artistique qui traverse le siècle avec force et nuances.
Avant la Nakba : le berceau sacré d’une tradition savante
Avant 1948, la Palestine était une plaque tournante de la vie culturelle et artistique du Machrek. Entre Jérusalem, Haïfa et Jaffa, une effervescence musicale régnait dans les salons bourgeois, les écoles missionnaires et les ondes radio. C’est dans l’établissement des frères franciscains, notamment à Jérusalem, que naît une génération de musiciens qui posera les fondations de la musique moderne palestinienne. Figure emblématique de cette époque, Augustin Lama (1902-1988), souvent surnommé «Le Bach de Palestine», s’est formé auprès de maîtres italiens.
Organiste officiel des lieux saints dès l’âge de 18 ans, il incarne une synthèse unique entre musique sacrée occidentale et sensibilité arabe. Son influence marquera profondément ses élèves et collègues, comme Youssef Khasho, Salvador Arnita ou encore Fouad Nakhleh Malas. Dans le sillage de Lama, d’autres figures imposantes s’affirment. Yahya al-Lababidi, directeur de la section arabe de la station radio Huna al Quds, compose plus de 150 chansons, dont certaines pour Farid El Atrache.
Il résiste aux pressions britanniques voulant délocaliser la radio à Chypre, préférant que sa voix reste enracinée à Jérusalem jusqu’à ce que la station soit détruite en 1948. Il y a eu aussi Rawhi al-Khamash, né en 1923, qui jouera un rôle majeur dans la préservation du patrimoine musical irakien après son exil, fondant de nombreux ensembles qui influenceront durablement le paysage musical du monde arabe.
La Nakba : une fracture qui engendre une nouvelle diaspora musicale
La Nakba de 1948 entraîne l’exil de centaines de milliers de Palestiniens. Musiciens, chanteurs, poètes se dispersent dans les pays voisins : Liban, Syrie, Jordanie, Egypte, Irak. Mais cette dispersion ne signifie pas dissolution : bien au contraire, elle inaugure une nouvelle période de production musicale marquée par la mémoire de la terre perdue.
Parmi ces figures en exil, le compositeur palestinien Riyad al-Bandak (1924-1992) incarne à lui seul la capacité des génies palestiniens à enrichir les scènes musicales du Machrek. Né à Bethléem dans une famille intellectuelle, il s’exile à Damas après 1948, où il supervise la section musicale de Radio Damas.
Il compose pour des légendes comme Wadih Al-Safi, George Wassouf, ou Nasri Shams al-Din. Son œuvre-phare, De Tishreen à la Palestine, symphonie commencée en 1976 et achevée en 1989, exprime avec force la grandeur d’une mémoire musicale transmise à travers l’exil. Admiré par Mohamed Abdel Wahab et Riyad al-Sunbati, al-Bandak fit rayonner l’art palestinien au cœur de la musique arabe.
L’exil comme ferment de création collective
C’est également dans ce contexte que naît l’ensemble Al Achiqin (Les Amants), fondé en 1977 à Damas. Loin d’un folklore figé, ce groupe insuffle une énergie révolutionnaire dans le chant palestinien. Leurs chansons, composées par Hussein Nazik, Mohammed Saad Diab ou Mouti’ al-Masri, sont des poèmes de résistance, souvent tirés des textes de Mahmoud Darwich, Tawfiq Ziad ou Samih al-Qasim.
Al Achiqin représente un modèle de fusion entre l’engagement politique et le raffinement musical. De Paris à Lattaquié, de Nantes à Ghaza, ils chantent le retour et la dignité. En parallèle, le Birzeit College en Cisjordanie devient un lieu d’émulation artistique, formant des compositeurs comme Rima Tarazi ou Youssef Al Petroni, porteurs d’une tradition renouvelée.
La génération engagée : Sabreen et les années 70
Dans les années 1970 et 1980, l’utopie révolutionnaire arabe irrigue la scène culturelle. C’est dans cette atmosphère que surgissent des groupes palestiniens qui mêlent musique traditionnelle et conscience politique.
Le plus emblématique est sans doute Sabreen, fondé à Jérusalem. Alliant instruments traditionnels (oud, qanoun, ney) et harmonies contemporaines, ils composent une musique au croisement du maqâm et du jazz, accompagnant souvent les textes de Mohamed Darwich. Sabreen ouvre une voie nouvelle : celle d’une musique savante mais populaire, raffinée mais militante. Ce modèle inspirera d’autres formations et musiciens dans le monde arabe, contribuant à replacer la Palestine au cœur du patrimoine musical levantin.
Du oud au micro : la scène contemporaine et l’ère du hip-hop
Avec le tournant du XXIe siècle, la musique palestinienne ne se fige pas dans la nostalgie. Elle évolue, s’ouvre à de nouvelles formes, tout en gardant son ADN engagé. C’est le cas du groupe DAM, fondé à Lod, pionnier du rap arabe. Leurs textes, en arabe, hébreu et anglais, dénoncent la colonisation, le racisme et les inégalités. Le rap devient pour cette jeunesse née sous occupation un exutoire et un manifeste politique.
A leurs côtés, des artistes comme Khaled Jubran, virtuose du oud, ou Simon Shaheen, maître du violon et du oud, forment une nouvelle génération de musiciens à la croisée des cultures. Les initiatives telles que l’Orchestre des jeunes de Palestine et l’Orchestre national palestinien montrent que la musique classique a également sa place dans le futur musical palestinien.
Jaffa Productions : un écosystème musical en résistance
Fondée en 2010 à Ramallah, Jaffa Productions incarne ce que pourrait être la musique palestinienne de demain : indépendante, enracinée, ambitieuse. Grâce à des incubateurs comme NEST Music ou TAMI, elle accompagne des artistes émergents vers des carrières internationales. Cette structure défie l’enfermement culturel imposé par l’occupation en créant des ponts entre les scènes locales et les réseaux globaux.
Un patrimoine immatériel à sauver, une mémoire en acte
Au Théâtre des Amandiers de Nanterre en 1985 au nord-ouest de Paris, l’ensemble Al Achiqin incarnait fièrement la Palestine lors des Journées des musiques arabes, alors que les pays du Golfe n’étaient représentés que par les pêcheurs de perles du Qatar.
A cette époque encore, la capitale française résonnait des voix de la gauche arabe et des luttes solidaires. Aujourd’hui, dans un monde où la Palestine reste le dernier symbole d’une colonisation toujours en cours, il est plus urgent que jamais de comprendre que cette musique ne disparaîtra pas : elle est une archive vivante, une forme de résistance, un chant de retour.N. A.
(*) Critique musical, spécialiste des musiques traditionnelles maghrébines. Mai 2025