Zones industrielles au Cambodge : Les forêts et paysans menacés par des projets opaques

23/12/2023 mis à jour: 06:59
AFP
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Le Cambodge a perdu un tiers de ses forêts primaires, parmi les plus riches en biodiversité au monde

Dans une forêt du nord-ouest du Cambodge, Eam Orn prie, genoux à terre et bâtons d’encens fumants entre ses mains, pour que ses terrains lui soient rendus. L’agriculteur fait partie des  centaines de milliers de cambodgiens expropriés pour faire place à des Concessions foncières économiques (CFE) octroyées par l’Etat à des entreprises privées. Un mécanisme qui a entraîné, outre les expropriations, des déforestations massives dans ce pays pauvre d’Asie du Sud-Est. 

Entre 2001 et 2015, le Cambodge a perdu un tiers de ses forêts primaires, parmi les plus riches en biodiversité au monde, à un rythme plus rapide qu’ailleurs dans le monde, selon le World Resources Institute. Le gouvernement cambodgien aurait récemment attribué une forme de concession, ce qu’il n’avait pas fait depuis 2012, faisant craindre une levée du moratoire décidé à l’époque. 

«Si l’Etat veut me dédommager avec de l’argent, je n’en veux pas (...) Je veux ma terre», a déclaré Eam Orn à l’AFP dans l’une des dernières forêts qui subsistent près de son village, Praeus K’ak. Membre de l’ethnie Kuy, Orn a perdu ses 8 hectares de terres agricoles en 2011g quand le gouvernement a accordé une concession à des filiales d’un groupe chinois, Hengfu, pour ce qui devait être une des plus grandes usines de sucre d’Asie, avec des milliers d’employés. Mais un peu plus de 10 ans après, les cheminées sont silencieuses, le site est bouclé et le bâtiment aux fenêtres brisées est à l’abandon. 

Par téléphone, un employé de Hengfu en Chine a confirmé que l’usine était fermée, et que seule la direction en connaît la raison. Les autorisations officielles de défricher ont commencé à être accordées en 2001 à des «exploitations agricoles industrielles». Mais, selon les Nations unies, dès 1993, de vastes étendues de terres ont été cédées à des entreprises de caoutchouc, de sucre et de papier de manière officieuse. Dans ces conditions, difficile d’estimer l’ampleur des surfaces concernées mais l’association cambodgienne de défense des droits Licadho a recensé au moins 313 concessions, couvrant 22 000 km2, soit plus d’un dixième du pays. 

Et selon l’ONG Forest Trends, 14% de la surface des concessions se trouvaient en 2013 sur des zones protégées, où l’activité économique est en théorie interdite. Les CFE ont été un «moteur prédominant» de la déforestation à l’échelle nationale, selon une étude publiée en 2022 dans la revue Scientific Reports, qui a établi une corrélation évidente avec l’expansion des concessions. Mais les concessions sont aussi au centre d’un litige légal qui trouve son origine à l’époque des khmers rouges. A leur prise de pouvoir en 1975, les révolutionnaires communistes ont en effet détruit tous les registres fonciers, et à leur chute en 1979, les gens sont revenus s’installer sans titre légal. «Partout où il y a des CFE, il y a des conflits (fonciers)», a déclaré à l’AFP Pen Bonna, coordinateur de l’association de défense des droits Adhoc à Preah Vihear.
 

Cultiver dans la crainte  

Thoeun Sophoeun, 29 ans, a contracté des prêts après avoir perdu environ six hectares de terres agricoles et l’accès à la forêt environnante qui lui apportait autrefois un complément de subsistance essentiel. «Nous pouvions pénétrer dans la forêt et ramener facilement de la viande et de la nourriture à la maison, mais tout a disparu», a déclaré cette mère de deux enfants. Les ELC ont longtemps été défendus avec enthousiasme par l’ancien dirigeant Hun Sen, qui y voyait un moyen de stimuler le développement économique du pays, malgré les condamnations des ONG et de la communauté internationales. «Davantage de Cambodgiens seront riches. Je veux voir plus de millionnaires cambodgiens. 

Il y en a beaucoup en Chine», a-t-il déclaré lors de l’inauguration d’une usine de sucre sur un ELC en 2012. Mais la même année, confronté à des conflits fonciers croissants et admettant le risque d’une «révolution paysanne», Hun Sen avait annoncé un moratoire.

 Les CFE n’ont pas été la manne espérée. En 2022, le ministre de l’Agriculture avait reconnu que moins de la moitié des terrains étaient effectivement en activité, et que cela ne rapportait à l’Etat qu’un peu plus de 2 millions de dollars par an. Sur le site de la concession de l’ancienne usine de sucre, certains paysans, comme Orn, ont pris le risque de se remettre à cultiver les terres. «Nous cultivons dans la crainte, car l’Etat n’a fait aucune annonce», a déclaré Sophoeun, l’un d’entre eux. «Nous ne savons pas s’ils viendront reprendre nos terres.»
 

Perdu à jamais  

En janvier, la Licadho a tiré la sonnette d’alarme sur ce qu’elle a appelé un nouveau CFE, s’appuyant sur une lettre de mars 2022 autorisant le transfert de près de 10 000 hectares à Stung Treng (nord-est). Des terres ont déjà été saisies pour construire une route d’accès, des villageois contestant la concession ont été intimidés, et l’un d’eux arrêté, ont déclaré à l’AFP des habitants. «Ils ne nous laissent rien cultiver (..) et menacent de nous arrêter un par un», déclare Tha, qui n’a pas donné son nom complet pour éviter des représailles. La Licadho a identifié plusieurs autres nouvelles concessions de terres, y compris à l’intérieur du parc national de Botum Sakor, selon son directeur des opérations, Am Sam Ath. «Maintenant, ils appellent ça un bail à long terme. Mais c’est similaire à une CFE», explique-t-il. Contactés par l’AFP, les services de plusieurs ministères chargés des concessions n’ont pas répondu. 

«Nous avons perdu des forêts sacrées, nous avons perdu des revenus... Je suis très inquiet pour notre identité», déclare Orn. Le paysan est combatif mais redoute que ses petits-enfants ne connaissent pas la flore et la faune qu’il a connues. 
 

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