Prix Nobel 2021, le Tanzanien AbdulrazakGurnah : Ou l’éveil fanonien

03/09/2022 mis à jour: 06:56
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L’écrivain et universitaire d’origine tanzanienne a été distingué pour son «analyse pénétrante et sans compromis des effets du colonialisme et du destin des réfugiés» .

Afterlives est le dernier roman du grand lauréat du prix Nobel 2021, le Tanzanien Abdulrazak Gurnah n’a pas fait le déplacement en Suède pour recevoir la plus grande distinction littéraire des mains de l’académie suédoise, et ce, pour des raisons de la pandémie de la Covid-19. 

 

Une véritable opération de public-relations compte rattraper les aléas de ce préjudice en termes de visibilité et de médiatisation, d’autant plus que l’auteur, qui a quitté son pays en 1964, n’a pas la même popularité chez lui en Tanzanie qu’en Angleterre. 

En effet, les maisons d’éditions aux Etats-Unis d’Amérique se ruent vers l’achat des droits pour assurer une disponibilité de ses œuvres en général et Afterlives en particulier, the New York Times du 13 août dernier lui a consacré tout un article de fond honorant le cinquième africain ayant décroché le noble après le Nigérian Wole Soyinka, l’Egyptien Naguib Mahfouz, la Sud-Africaine Nadine Gordimer et l’autre Sud-Africain John Maxwell Coetzee. Tout d’abord, il faut dire que l’auteur, qui a été contraint à l’exil, n’a pas écrit des récits pour satisfaire des caprices de nostalgie et de souvenirs, même si tout cela a constitué sa matière première. 

Son œuvre a libéré la littérature du superflu fantasmagorique notamment quand il s’agit des contrées paradisiaques comme l’archipel de Zanzibar et ses îles vierges et mystérieuses. Ce mythe du paradis «zanzibareen» est amplement assumé par l’auteur de Paradise en accentuant et prolongeant la lettre A : «Oui je suis de Zanzibaaaar», une réplique qu’il a souvent utilisée pour répondre aux journalistes. Abdulrazak Gurnah, qui a vécu dans une période marquée par la longue nuit de la décolonisation des pays africains, s’est expatrié en Grande-Bretagne suite au coup d’Etat qu’a connu la Tanzanie en 1964. Ayant fréquenté les grandes universités londoniennes, comme les prestigieuses institutions de Kent et Canterbury christ Chruch, il se spécialisa dans le post-colonial studies et toute son œuvre a été teintée d’influence fanoniennes et qui s’est manifesté dans son dernier roman où il fait référence à l’approche de Frantz Fanon sur l’aliénation, notamment son célèbre ouvrage Les damnés de la terre sorti chez Maspero en 1981. Un livre qui trace les sillons des études postcoloniales. 
 

Afterlives dépeint la superposition de plusieurs récits au cœur d’un triple joug celui des empires coloniaux allemands et anglais sans oublier les fantoches locaux appelés les askari. Mais la profondeur narrative s’intéresse plus à l’évolution de simples gens dans ce grand bourbier colonial, cette tendresse et cette douceur nous coupent un peu du fond de toile et exerce une fascination pour deux êtres qui rompent avec la société coloniale et ses codes et se projettent dans un chez-soi d’amour et de dignité humaine.

 L’amour et son exaltation sauveront Afiya et Hamza, un couple représentant l’avenir de cet archipel quelque part en Afrique. Le romancier dissèque la réalité coloniale et ses horreurs à travers le vécu de Afiya un des personnages centraux du roman, une jeune fille du Zanzibar enlevée, coupée de sa cellule familiale, placée dans orphelinat, son frère Ilyas, engagé dans les troupes de l’armée coloniale allemande, a réussi un moment à la détacher des intra-muros de l’institution caritative.

 Il a ainsi réussi à la repêcher de cette institution sévère et autoritaire, Ilyas qui lui aussi a été gardé en captivité durant des années, interné par les troupes coloniales allemandes. L’auteur enchaîne avec beaucoup d’emphase et d’affection, il plante un décor rehaussé de toute une galerie de personnages dont le grand commerçant arabe, 

Khalifa et Hamza, le jeune soldat ayant exercé dans l’armée coloniale, son cheminement tout au long du récit s’entrecroise avec le parcours de la jeune Afiya, l’amour et son exaltation sauveront le jeune couple, un binôme qui représente cette force de résilience face à l’adversité de la vie. Une idylle amoureuse s’installe entre Hamza et Afiya, les petites choses de la vie et les atmosphères évoquant nostalgie et tranquillité contraste avec les durs épreuves de la vie imposés par la réalité coloniale, celle des troupes allemandes d’un côté, celle des Anglais de l’autre avec une couche d’horreur incarné par les auxiliaires appelés Askari qui sème la terreur dans les villages et affichent une sauvagerie et une férocité plus radicale que celle de leurs maîtres. 

Le texte romanesque de Abdulrazak Gurnah est construit sur plusieurs récits décalés où se déclinent la vie simple des gens, leur petite joie, leur sourire, leur espoir, un déroulement marqué par des intrigues souvent liés à la colonisation, comme la décision inattendue de Ilyas à s’enrôler dans le corps militaire allemand pour prendre part à la Première Guerre mondiale contre la Grande-Bretagne. Gurnah décrit l’ampleur de l’aliénation qui a infesté le corps et l’âme du soldat Ilyas, ce dernier ne cesse de louer les bienfaits de l’occupant tout en dénigrant les siens. 

Ainsi, l’auteur fit sienne l’approche de fanon par rapport au terrible traumatisme anéantissant l’âme, un mal profond encore plus néfaste que celui qui atteint le corps. Abdulrazak Gurnah s’attarde sur le personnage principal de Afterlives qui est celui de Afiya la sœur qui souffre du départ hâtive de son frère lui qui a pris soin d’elle plus d’une année, elle a scellé cette affection pour son frère en baptisant du nom d’Ilyas son nouveau-né issu de son mariage avec Hamza. Un roman qui nous replonge dans l’intensité des relations humaines prises dans la spirale de la violence coloniale. 

 

 

L’auteur de Afterlives s’inspire des Damnés de la terre de Frantz Fanon pour nous présenter la réalité de la condition humaine dans cette contrée de l’Afrique, la dualité colon et colonisé passe de la domination, de l’asservissement à l’aliénation, ce qui provoque chez le colonisé une intériorisation du complexe d’infériorité face à son oppresseur, tous comme le jeune Ilyas qui campe le rôle de celui qui fait l’éloge de l’envahisseur étranger il devient en quelque sorte un suppôt de l’occupant, il est illustré dans le livre de Fanon ainsi : «L’aliénation est de nature presque intellectuelle, c’est en tant qu’il conçoit la culture européenne comme moyen de se dépendre de sa race qu’il pose comme aliéné.» 

Il est tout à fait clair que la Tanzanie est un pays fort d’une grande tradition littéraire inaugure par Shaaban Robert, un des maîtres incontestés de la littérature moderne en langue swahili suivi du poète Mathias Mnnyampala, du dramaturge Ibrahim Hussein, sans oublier les romanciers, Mohamed Saïd Abdullah lauréats d’un prestigieux prix littéraire pour son polar en 1958, Adam Shafi auteur de Vuta N’kuvute, qui a remporté en 1998 la grande distinction des écrivains tanzaniens et le tout a été gratifié de tous les honneurs avec le prix Nobel remporté par Abdulrazak Gurnah.

Y. A. M.
 

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