Quelques jours après son départ du port de Toulon vers Saint Domingue, Le Banel est pris dans une tempête de tous les diables et s’échoue sur une crique des côtes barbaresques, entre Ténès et Beni- Haoua, à Oued Goussine. Dans l’actuelle baie des Souahlias.
C’est le début d’une légende, dramatique du reste pour les naufragés, mais surtout la fin réelle d’un rêve, celui d’aller en Amérique. Le livre revient en détail sur ce naufrage, et défait patiemment l’épais écheveau, qui s’est tissé sur ce drame, sur la base de témoignages, certains faux, d’autres romancés, et beaucoup n’ayant aucun lien avec ce qu’il s’est passé en ce matin venteux et pluvieux du 15 janvier 1802.
ET les jours, semaines, mois et des années après…jusqu’en 1956, avec la publication d’un livre…Les rescapées du Banel. «Incontestablement, aller en Amérique a toujours fait rêver. Quelques siècles après la découverte par Christophe Colomb du Nouveau Monde, jamais l’émigration, légale ou clandestine, n’a cessé, jusqu’à aujourd’hui, vers les Etats-Unis.
Bien avant l’indépendance du pays en 1776, alors sous domination britannique, française et espagnole, des dizaines de milliers de colons se sont installés dans ce territoire sauvage mais riche, cherchant de meilleures conditions de vie, l’aventure, ou fuyant la misère, les guerres, l’injustice et le pouvoir des seigneurs de la guerre et autres tyrans en Europe, au Moyen-Orient et en Asie.
Cela a-t-il été le cas, vers le début du XVIIIe siècle, un mois de janvier 1802 au port de Toulon, de ces femmes qui se seraient introduites clandestinement à bord d’un vaisseau militaire de la flotte napoléonienne, en partance vers la lointaine île de Saint Domingue ?
Ce vaisseau, Le Banel, ne va jamais atteindre sa destination. Il va s’échouer sur une crique, en Algérie, entre Ténès et Cherchell, près de Beni Haoua. Une troublante histoire de naufragés, dont des femmes qui ne vont jamais réaliser leur rêve, celui de vivre en Amérique.
Terminer sa vie dans les montagnes austères et farouches de Barbarie, en cette El Djazaïr de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècles, alors sous régence turque, n’a jamais été envisagé, ni même imaginé un seul instant par les jeunes rescapées du naufrage, en 1802, d’un vaisseau de guerre français.
Marie Dubois, devenue auprès des femmes kabyles quelques années après la catastrophe Lalla Ouda, faisait partie des femmes qui avaient embarqué le 9 janvier 1801 sur ce navire, officiellement pour Saint Domingue ; mais, selon des rumeurs insistantes dans les estaminets du port de Toulon, où il avait été réparé, Le Banel devait cingler toutes les voiles dehors vers la lointaine Amérique, plus exactement vers la Louisiane.
Ah ! Quel beau rêve avaient caressé ces femmes ! Aller vivre en Amérique, cette terre nouvelle d’où parvenaient en Europe les histoires les plus folles, les plus extraordinaires : des terres grasses et belles, en friche, des forêts giboyeuses, des plaines fertiles, des fleuves et des lacs enchanteurs, une vie facile et paisible… et, plus que tout, on y trouvait de l’or à chaque batée !
Aux Amériques, on devenait riche du jour au lendemain, et la vie, dans ces drôles de villes en bois, avec leurs «saloons» qui faisaient office d’estaminets, était bien plus agréable qu’en Europe.
Les riches planteurs de coton, de canne à sucre, de blé vivaient dans des palais et des demeures extraordinaires, richement décorées. Les noirs, ces «esclaves sauvages» ramenés d’Afrique pour travailler dans ces plantations et améliorer le confort des riches propriétaires des maisons victoriennes de Caroline du sud ou de Virginie, étaient une parfaite curiosité.
Ils étaient là pour travailler, et faciliter la vie et la rendre agréable et douce pour les blancs. Ce sont là des aspects envoûtants de la vie aux Amériques, qui attendait les femmes embarquées sans doute clandestinement sur ce vaisseau. Du moins, c’est ce qu’elles pensaient ; et Marie Dubois, tout comme Thérèse Mace, Monica Vico, Maria Pavan et Catherine Rone en étaient convaincues.
Finie la vie difficile, dangereuse dans des villes où vivent toutes sortes de bandits et de coquins, les guerres interminables, les successions et les fins de règnes sanglants d’empires aux abois, qui n’arrivaient plus à s’adapter aux lents mais inexorables changements politiques, économiques et sociétaux dans une Europe en fin de cycle.
Pour ces femmes embarquées au port de Toulon sur un vaisseau de guerre, poser le pied sur cette lointaine terre tant désirée, devenait dès lors l’objectif primordial, vital pour changer de vie. Hélas ! La providence et leur destin vont alors tisser une autre trame temporelle, une autre destinée, une autre vie pour Marie Dubois et les autres aventurières.
Ce sera le cauchemar, le naufrage et, bien après le drame, cette étrange histoire de «Mama Binette». Jamais, dans ses cauchemars les plus atroces, Marie Dubois n’a entrevue une telle fin de sa vie d’Européenne, et le début de celle d’une femme intégrée de force dans une tribu berbère, en cette El Djazaïr Ottomane du XVIIIe siècle. Pour elle et ses campagnes, pour les rescapés du naufrage qui n’ont pas été rapatriés, ce sera le début d’une autre vie.
Pour la légende qui en a été tirée un peu plus d’un siècle après, ce sera alors l’histoire de «Mama Binette» ou «ImaB’net», une religieuse batave naufragée avec ses campagnes près de Ténès, sur les côtes dangereuses du sud de la Méditerranée. C’est cette troublante histoire qui est racontée de nos jours, comme un conte, durant les longues veillées estivales sur les plages de Oued Goussine.
Là où leur bateau s’était disloqué sur les récifs d’une baie sauvage par une aube pluvieuse et venteuse d’un glacial mois de janvier 1802. Vraie ou fausse légende bonne pour attirer les estivants et faire revivre le temps d’un été les petits villages onze mois sur douze isolés et reclus sur eux-mêmes de la région de Ténès ? Quelle part a le mythe, la légende face à la réalité pathétique d’un naufrage, réel celui-ci ?
Longtemps après le drame, la littérature et les récits fantastiques et imagés tirés de cette tragédie ont cependant complètement, à dessein ou pour romancer une terrible destinée des rescapés, dénaturé les faits, qui eux-mêmes se sont perdus dans le temps, très peu de témoignages étant parvenus de cette époque, il y a de cela plus de deux siècles. En fait, pour les chroniqueurs de l’Histoire de la marine française, il s’agit de la tragique perte d’un navire de guerre, naufragé en Barbarie.
Et cette histoire commence le 9 janvier 1802 lorsqu’appareillait du port de Toulon (sud-ouest de la France) Le Banel, un lourd bâtiment battant pavillon français, pour une lointaine destination : Saint Domingue, dans les Caraïbes où Français, Espagnols et Anglais se disputaient l’île.
Faisant partie d’une imposante escadre de vaisseaux de guerre français partis de plusieurs ports, Le Banel n’atteindra cependant jamais les Caraïbes. Il achèvera prématurément son équipée sur les hauts fonds de la baie des Souilias, à Oued Goussine, à une dizaine de kilomètres à l’est de Ténès.
Dans une région fortement boisée, austère et hostile, montagneuse où vivaient les tribus berbères des Beni Hijja et des Beni Haoua. Le récit émouvant de ce naufrage sera conté des milliers de fois dans les montagnes berbères de Ténès et Beni Haoua, jusqu’à faire naître cette légende des «Hollandaises, des religieuses, échouées à Beni Haoua, alors qu’elles devaient aller en Louisiane».
L’histoire a fait l’objet de récits romanesques et souvent très loin de la réalité, comme celui de Ghata Khoury Les fiancées du cap Ténés, ou des reportages de TV françaises loin de la réalité.
Faisant la part belle au drame, à l’épique…Mahdi Boukhalfa va ainsi loin dans le temps pour expliquer ce qu’il s’est passé après le naufrage du Banel ; jusqu’en 1492, en janvier de cette année-là avec la chute de Grenade, et en décembre avec la découverte par Christophe Colomb des Amériques.
S’ensuivra alors un entrelacs de faisceaux de l’histoire extraordinaires : devant l’insurrection des esclaves et métis de Saint Domingue, qui se sont révoltés contre leurs conditions et pour s’auto-affranchir, Napoléon Bonaparte envoie un corps expéditionnaire menée par son gendre Leclerc pour mater la rébellion. Un des navires de ce corps expéditionnaires n’ira pas plus loin que les côtes d’Algérie, à l’époque dénommé Barbarie.
A son bord il y avait plusieurs femmes, et bien entendu elles ont été prises comme captives, et depuis on perd leur trace, car Bonaparte, dans sa lettre au dey Mustapha pour réclamer ses hommes naufragés à Oued Goussine, ne mentionne jamais ces femmes ; seul le consul Dubois Thainville les mentionne, une fois dans sa lettre au Premier consul de France et au dey d’Alger. Bref, leur histoire se termine avec ce naufrage, ce que le livre de Mahdi Boukhalfa relate dans le détail.
Jusqu’à ce que, vers 1956, un livre écrit par Alberte Sadouillet Perrin, une périgordine vivant à Alger, femme d’un militaire français tué sur le front européen, Les Captives du Banel, revient sur ce naufrage du Banel et les femmes rescapées. Pour les populations locales, les Beni Hijja, elles seront toutes prises comme épouses par les chefs des tribus, et Mama Binette elle-même sera la femme d’un chef.
La légende est née et ces femmes vont devenir des Hollandaises, des religieuses, échouées en Algérie, alors qu’elles devaient aller en Louisiane, aux Etats-Unis. Là Mahdi Boukhalfa démonte point par point cette légende, et rétabli les faits réels, historiques : comme le fait que les gens de Beni Haoua aient les yeux clairs et les cheveux blonds.
Pour l’auteur cela s’explique facilement : Au XVe siècle, avec la Reconquista et l’afflux de réfugiés andalous en Algérie, il y avait une famille, parmi celles qui se sont établies, aidées par Kheireddine Barberousse, à Cherchell, Damous, Gouraya, et à Beni Haoua également.
Originaires de Valence et d’Aragon, ces familles andalouses sont la grande famille des Ben Henni, qui se sont installées dans cette partie du littoral centre-ouest, parmi les tribus berbères de Beni Haoua. Elles ont apporté avec elles le sang andalou et européen…
Autre chose : le statut de Hollandaises est venu des échos d’une expédition que Bonaparte voulait arrangeait pour aller récupérer la Louisiane française aux Anglais, et cette expédition, explique l’auteur, avait été montée à Amsterdam… Mama Binette, françaises naufragées au Cap Ténès revient en détails et avec un luxe d’informations historiques, dont le témoignage d’un survivant du naufrage, sur ce terrible drame.
Et déconstruit cette légende pour parler simplement de femmes naufragées, certainement des passagères clandestines, en Algérie, devenues après leur intégration au sein des tribus berbères locales des «saintes» ou Maraboutes auprès des femmes de la région.
Au point qu’aujourd’hui, le mausolée construit en 1936 par l’adjoint-maire Bortolotti, soit régulièrement visité et un lieu de «pèlerinage» pour les femmes du village de Beni Haoua, celles cherchant le bonheur conjugal, ou d’autres un marin, d’autres encore, stériles, des enfants…
Là-bas, au loin, la mer, tentante, lointaine et toute proche, qui fait face au mausolée où il y a cinq tombes, dont celles de Mama Binette. Mama Binette, françaises naufragées au cap Ténès, un livre à lire, à découvrir, … Synthèse/K. Smaïl
Mama Binette (Harraga françaises naufragées au cap Ténès). Mahdi Boukhalfa Editions El QOBIA. Alger, janvier 2022.