Dans l’entretien accordé à El Watan, Mouanis Bekari nous parle de son roman Le testament de Jugurtha, publié aux éditions Gaïa. Le récit servi par un style classique brillant est agrémenté d’une préface du poète Amin Khan, d’un préambule et de notes explicatives.
L’auteur, interrogé sur les sources sur lesquelles il s’est appuyé pour écrire son roman, nous dit sans ambages : «Mon but n’est pas d’avoir raison, mais d’ouvrir un débat plutôt tombé en désuétude depuis Jean Amrouche et Mohamed Chérif Sahli. Tout se passe comme si la figure de Jugurtha avait été figée par un consensus académique qui, tout en lui reconnaissant des qualités exceptionnelles, s’accorde sur son ambition immodérée, son hubris dirait Salluste, et sur le juste châtiment qui l’a sanctionné. Or, c’est précisément parce qu’il n’y a pas de sources inédites que l’on est en droit de contester celles qui fondent la doxa sur Jugurtha».
- Les écrits sur le roi berbère Jugurtha sont rares. Depuis L’Eternel Jugurtha de Jean Amrouche, il y a eu à peine une dizaine d’œuvres de fiction qui convoquent la figure emblématique du héros numide. Jugurtha, héros de votre roman, a évolué dans un contexte particulier…
Dès que les forces qui fermentaient dans le monde méditerranéen sont arrivées à maturation, elles ont généré des événements d’une portée exceptionnelle et même universelle, mutatis mutandis.Tous les protagonistes de ces événements ont alors engendré des personnalités hors du commun, à qui leur caractère inspirait des ambitions invisibles au reste du genre humain. Parmi ceux-là, Massinissa et Jugurtha. Mais si le premier a recueilli les suffrages de ses contemporains et des historiens de toutes les époques, la figure de Jugurtha nous a été transmise avilie par l’opprobre des historiens latins et par la condescendance de leurs héritiers.
Le récit de Salluste, du fait de la virtuosité de son style, est prompt à faire oublier, ou tout du moins à atténuer, les invraisemblances et les approximations qui émaillent sa narration, et plus encore son parti pris politique et ses préjugés ethniques. Or, si l’on additionne ces aspects à ceux qu’il a révélés en tant que gouverneur de la Numidie, dans laquelle il a commis des déprédations qui défient l’entendement, on est en droit de se demander si les motivations qu’ils prêtent à Jugurtha sont bien ce qu’elles étaient. Qu’aurait répondu Jugurtha au réquisitoire de Salluste ?
- Justement, dans votre préambule, vous précisez que le récit est «puisé, peu ou prou», dans l’œuvre de l’historien romain Salluste, «Bellum iugurthinum» (guerre de Jugurtha). Comme le note Jacques Alexandropoulos, il est difficile de dresser un contre-portrait de Jugurtha à partir de sources internes, sauf découverte archéologique révolutionnaire. La construction du personnage ne peut donc se faire à partir d’autres sources. Comment avez-vous pu dépasser cet écueil ?
Jacques Alexandropoulos s’exprime en historien, ce qui le contraint à une rigueur méthodologique à laquelle je ne prétends pas. Mon but n’est pas d’avoir raison, mais d’ouvrir un débat plutôt tombé en désuétude depuis Jean Amrouche et Mohamed Chérif Sahli. Tout se passe comme si la figure de Jugurtha avait été figée par un consensus académique qui, tout en lui reconnaissant des qualités exceptionnelles, s’accorde sur son ambition immodérée, son hubris dirait Salluste et sur le juste châtiment qui l’a sanctionnée. Or, c’est précisément parce qu’il n’y a pas de sources inédites que l’on est en droit de contester celles qui fondent la doxa sur Jugurtha. Salluste lui-même, dès l’entame de son récit, prend ses distances avec ses sources en rejetant leur fiabilité sur Hiempsal II.
- S’il a des qualités, le personnage sallustéen a surtout des traits de caractère odieux : cruauté, versatilité, déloyauté, etc. Votre narrateur, emprisonné au Tullianum (Rome) après la trahison de son beau-père, Bocchus, est conscient que les vainqueurs dresseront de lui un portrait négatif. «Ils suborneront des plumes triviales pour me dépeindre en ambitieux ne reculant devant aucun crime», tranche-t-il (Chapitre VI, p.54). Le roman nous dépeint un héros positif…
Il n’est pas seulement positif. Il ne renie pas ce qu’il est convenu d’appeler ses crimes, mais il leur donne des justifications qui, sans rien dissimuler de leur hideur, même selon les critères de l’époque, les fait endosser par des impératifs prééminents. C’est en ce sens que Jugurtha est, bien plus que Massinissa, la figure tutélaire de la résistance à l’envahisseur étranger et l’un des symboles de la «tragique destinée de l’homme».
- Vous insistez dans votre récit sur le cheminement héroïque d’un souverain qui ambitionne de restaurer l’unité de la Numidie et de s’affranchir de la tutelle de Rome. Le guerrier reconnaît néanmoins des faiblesses qui rendent vulnérables ses troupes (p.107). Le message est actuel…
Les ambitions des hommes sont les mêmes depuis qu’ils sont entrés en contact les uns avec les autres. Seuls les protagonistes, les moyens et les circonstances ont changé. Considérez notre environnement aujourd’hui, modifiez les noms et les dates et vous ferez face aux mêmes périls que Jugurtha et ses contemporains ont eu à affronter. En définitive, l’alternative est toujours la même : se soumettre ou s’insurger.
- Le poète Amin Khan, qui renvoie dans sa préface à l’actualité récente du pays (mouvement hirak), parle des deux leçons qui nous parviennent de l’épopée de Jugurtha : légitimité du pouvoir et pérennité des institutions. Que devront retenir les Algériens du combat de Jugurtha ?
Je suis d’avis que le peuple algérien possède encore assez de cet élixir de vie qui lui a été légué par les générations qui l’ont précédé pour affronter les périls qui l’entourent. Après la terrible répression qui a suivi l’insurrection de 1871, le général Esterhazy écrivait : «Malgré la pression de l’armée et des colons, le résultat est négatif. On invoque des raisons religieuses, mais les Romains, en six cents ans n’ont pas réussi à les assimiler.
Ce qui est en cause, c’est l’esprit d’indépendance.» En réalité, cet esprit ne trouve à s’exprimer que lorsqu’il est mobilisé par des inspirateurs que le peuple a agréés. C’est parce qu’il a porté cette inspiration que Jugurtha a tenu tête à l’une des plus puissantes machines de guerre de l’Histoire. Il en est de même de l’Emir Abdelkader et, bien entendu, des pères de la guerre de Libération.
Ce n’est donc pas tant le peuple algérien qui doit retenir les leçons léguées par Jugurtha que ceux qui prétendent guider les Algériens.
- Le président Tebboune a visité la prison où Jugurtha a été emprisonné. C’est une première pour un chef d’Etat algérien. Serait-ce le début de cette conciliation souhaitée avec notre identité plurielle ?
Les convulsions qui affligent notre monde sont venues nous dire que la nation n’est pas un concept suranné que la mondialisation a relégué en sujet d’étude de l’archéologie. Les Algériens, comme l’a découvert le général Esterhazy en 1872, sont attachés à leur indépendance par un lien qui prend naissance dans l’entièreté de leur histoire, dans les souvenirs partagés, dans la loyauté envers les héros qui peuplent leurs cimetières et envers ceux qui, comme Jugurtha, sont restés sans sépulture. C’est donc une bonne chose que le président de la République ait rendu hommage à l’un des plus éminents symboles de cette indépendance.
- Y aura-t-il d’autres œuvres de fiction ?
Peut-être. L’histoire de l’Algérie est pleine de héros tombés sous les coups de l’ennemi et demeurés ensevelis dans l’oubli.