C’est un printemps de déchirures,
De papillons sur les masures :
Pacification-Extermination !
C’est un printemps de reniés,
De morts, de mensonges dorés :
Assez de tortures en Algérie !
C’est un printemps comme un délit,
Comme une flamme sous la pluie : Vive l’Algérie indépendante !
C’est un printemps comme un fusil brisé
Il était comme un forgeron, Jean Sénac. Mais un forgeron du soleil. Le soleil assassiné, à qui il forgeait une nouvelle vie dans ses écrits pour l’exposer devant les ironies des temps perdus, comme un plaidoyer d’un défenseur de la liberté devant la placidité d’un pays que les juges de la tyrannie ont enfermé dans une grande prison à ciel ouvert : la prison des vents hargneux qui soulèvent la poussière de la soumission et aveugle les horizons de la liberté. Mais, dans sa forge à l’abri de la vacuité des temps perdus : des lieux soumis à la sécheresse du découragement, poussant comme des champignons sur des corps faméliques, le forgeron du soleil forge le verbe de la résistance, drape la nudité de la soumission de la tunique de la pudeur perdue tel un olivier perdant ses frondaisons et s’échinant honteux devant les rires sarcastiques des vents du déshonneur. Une perte d’honneur inacceptable pour un peuple pétri dans le creuset de la résistance.
Mais, telle une mort que l’on croit évidente par la tromperie des yeux mais démentie par la palpation des mains, les frères de Sénac résistent aux oraisons funèbres des prêtres de la religion de fer et du sang en tissant dans le secret des ancêtres l’hymne de la vie qui reprend ses droits comme un printemps qui se guérit des déchirures hivernales.
Peut-on renier la splendeur du printemps ?
Le printemps ne se renie pas malgré la dominance de son ciel par des oiseaux de fer volant aux oiseaux de chair la liberté des airs !
Peut-on interdire aux papillons le survol des massues, de se poser sur les tuiles de terre battue, dans les meurtrissures de ces boucliers qui protège la dignité des toits pour perpétuer la procréation de ce fragile insecte, mais dont le printemps est intimement lié telle la lune est liée au soleil par le serment de la postérité.
Peut-on croire aux mensonges dorés, aux éclats d’une lumière hiémale promptement opprimée par les nuages plantureux d’un jour hivernal ?
Qui l’aurait crû, sauf celui dont le corps avait perdu la sensation que procure le défilement des saisons et l’irréversible alternance du jour et de la nuit.
Croire au mensonge du printemps renie est un délit que nulle proscription ne pourrait faire oublier tant que la saison de la fécondation se renouvelle et rappelle à chacune de ses éclosions le mensonge hiberné durant la saison des tambours battants et des clairons assourdissants.
Jean Sénac, dont la seule munition qui se renouvelle dans le barillet de son fusil, est le verbe qui mettait en joue l’absurdité de la guerre et la révérence face au fait accompli tissé sur le métier de la soumission des esprits avant celle des corps.
O frères !
J’ai vécu de votre dignité
Vous nous avez rendu quelques mots habitables
(Matinale de mon peuple)
Ses frères, Jean Sénac a vécu de leur dignité
Ainsi a vécu Jean Sénac : irréversiblement attaché à la terre qui l’a vu naître, sur laquelle il a grandi et pour laquelle il battu son sol avec ses pieds nus car pétri par les mêmes mains intrépides que ses frères, et dont il se nourrissait de leur dignité. Sénac offrait des mots habitables pour ses frères, des mots qui réclamaient la liberté confisquée comme le printemps réclamait ses droits à un hiver furieux contre un ciel qui s’ émancipe de sa voilure oppressante, incroyablement fendu par le vols des essaims de la liberté Jean Sénac, de par son œuvre poétique, a redonné à la langue des siens le cri qui fut leur fer de lance dans la conquête du legs des ancêtres que des voix bruyantes jusqu’à l’assourdissement avaient rendu inaudibles sur une terre pourtant aux monts qui revoient les voix étrangères vers les précipices de la finitude. Silencieuses étaient ces montagnes, d’un silence de sagesse. Silencieuse était la voix de Sénac, du silence d’une matrice où naissait le verbe inattendu, le verbe de la délivrance et de la résistance.
L’homme était bon, sûr
Avec sa fourche et sa charrue.
Il n’eut même pas le temps
De rêver pendant qu’il dormait.
Il fut laborieusement pauvre,
Il valait un seul cheval.
Et comme dans le poème de Neruda, l’autre immortel de la résistance, Jean Sénac n’a pas eu le temps de rêver pendant qu’il dormait car la mort trahissant ses rêves, le guettait dans son sommeil de juste pour lui ôter la vie mais pas le verbe.
Car sans les morts données par les lâches, le corps ne se dissout pas sous les monticules de terre car il porte l’épitaphe de la postérité. Une vie laborieuse est aussi une mort laborieuse : elle élève le mort et torture l’assassin par le renouvellement du verbe consacré, le verbe de la justice et de la liberté.
Né en 1926, à Beni Saf, près d’Oran, d’une mère célibataire d’origine espagnole, Jean Sénac sera marqué toute sa vie par cette naissance bâtarde qui imprègne son œuvre. Il est d’abord instituteur, puis il se rapproche du monde culturel algérien dont il partagera les interrogations et les luttes.
Il faisait partie de ces Algériens d’origine européenne qui ont embrassé la cause de l’indépendance de Algérie. On le surnommais, Yahia El Ouahrani.
«Issu d’un milieu ouvrier, il s’intéresse dès l’âge de 12 ans à la poésie. Admis dans l’Armée de l’air à l’âge de 20 ans, il s’installe à Alger et fréquente les milieux littéraires de l’époque, ce qui lui permet de rencontrer de nombreux écrivains français et algériens, comme Simone de Beauvoir. Déjà acquis à la cause de l’Algérie indépendante, il participe au lancement de plusieurs revues littéraires dès l’année 1950 avec des écrivains algériens tels que Kateb Yacine et Mohamed Dib et rejoint le FLN (Front de Libération Nationale) en 1955 en France.»
Poète avant-gardiste, ami de René Char et d’Albert Camus - avec lequel il a rompu en raison de divergence sur la solution du problème algérien. En 1962, il retourne en Algérie. Toute sa vie a été consacrée à l’art, à la poésie, à la création. Jean Sénac était animateur culturel, conférencier, réalisateur pour la radio, créateur de revue, organisateur de rencontres et d’exposition. Il s’est peu à peu éloigné du régime dont il avait chanté les louanges à ses débuts. Marginalisé, notamment en raison de son verbe acéré et sa langue ailée, les dernières années de sa vie ont été difficiles. Jean Sénac a été assassiné par des inconnus dans des conditions mystérieuses, la nuit de du 29 au 30 septembre 1973.«Assassiné. Comme F. Garcia Lorca, M. Feraoun, Pasolini avant lui ; T. Djaout, Y. Sebti après lui. A peine reconnu en France, banni par le nouvel ordre algérien malgré sa lutte pour l’indépendance. Dès 1954, Albert Camus - avec lequel il devait rompre pendant la guerre d’Algérie - publia ses poèmes, René Char les préfaça.
De grandes ombres les hantent de Verlaine et Rimbaud à Jean Genet. Lecteur, commence par les lettres de Sénac, écrites de 1966 à 1973, pour comprendre les tourments de son être émerveillé par la beauté des choses, de l’homme libre luttant contre l’injustice.
Tu trouveras ensuite des analyses essayant de transmettre la palpitation de l’oeuvre poétique tendue vers le «cor poème», ou dévoilant les secrets autobiographiques d’un fils sans père, bâtard exclu qui rêve désespérément d’assembler la vie. L’adulte-enfant, orphelin du monde, a quitté la terre en nous laissant ce poème : «Quand je serai mort, jeunes gens,/ Vous mettrez mon corps sur la mer / Vous serez des hommes libres/ Vous construirez une culture sans races/ Vous comprendrez pourquoi ma mort est optimiste.» Jean Sénac.
Par Arezki Hatem
(Collaboration extérieure)