En hommage à la romancière et poétesse algérienne, Amina Mekahli, décédée le 07 mai 2022, El Watan publie en deux parties, le texte qui suit écrit en 2018 par Lakhdar Barka Sidi Mohamed, Professeur de Littérature comparée. La première partie a été publiée dans notre précédente édition. Voici la deuxième partie: «Le secret de la girelle se déroule du vendredi au vendredi, tel une chronique de l’être. Il se structure en chapitres et en sections sans affecter la régularité, le rythme ou l’harmonie de la lecture.
Ce roman a un spectre allégorique inépuisable par ses thèmes et la manière dont il les construit. La récurrence du temps, du genre et de la langue participe d’un discours qui construit l’effet de style de l’œuvre. Le champ temps campe le temps, un personnage central de l’œuvre à l’origine de la quête de l’être «Pourquoi sommes-nous condamnés à vivre le temps alors que nous sommes faits pour vivre cette durée ?»
La «durée» est représentée par «le fil de l’âme», littéralement traduit de l’arabe, et qui désigne un bijou que porte la mariée. Il assure la pérennité de l’individu dans celle de la famille «Le collier je l’ai eu à ma naissance, quand ma mère est morte en me mettant au monde, on lui a enlevé son ‘fil de l’âme’ et on me la mis autour du cou», celle de la famille dans l’histoire de la communauté «Je suis l’arbre. L’arbre généalogique, et tu es toi, Baya mes racines», celle de la communauté dans l’histoire «N’est-ce pas dans ce chaos du passé que nous cherchons l’espoir parfois ?» Le champ genre s’exprime par un rappel de la fusion organique du personnage dans sa condition féminine. L’épigraphe de la cinquième partie, «Mardi», revient avec «Je suis les femmes. Je suis tous leurs corps cherchant une sépulture», pour réitérer ce lieu de la fécondité et surtout fonder la fécondité créatrice des arts, à travers Baya réalisatrice. Elle est dans une culture ouverte, dans un rapport des genres, dans un cadre de conscience nationale sereine. Fini les renvois obsessionnels à la colonisation, elle est une fille, puis une femme de l’indépendance.
Elle se préoccupe d’un vécu présent «Et abattues, nous sommes, nous les femmes, enchaînées aux fers de l’honneur», qu’elle conjugue pour son avenir et celui de celles de son genre dont elle revendique l’appartenance et la communauté de destin, «toute petite fille est un crayon avec lequel on dessine le destin des femmes». Pour le champ langue, à aucun moment Amina Mekahli ne pose le problème de sa langue d’écriture. Elle en exprime l’essence dans ce refrain «Tu vivras, car toi seule connais la langue maternelle, tu vivras, car ta fille sans toi sera sourde et muette au monde, ta fille ne connaîtra pas la langue du premier monde, tu vivras pour elle, pour la nouvelle Baya, pour toutes les Baya. Tu vivras, tiens bon, accroche-toi à ce fil que je t’offre. Il est à toi». Aucun complexe par rapport à l’histoire de son pays, à la sienne assumée en tant qu’algérienne. Immense allégorie d’une écrivaine algérienne profondément ancrée dans sa langue, l’arabe parlée «C’est la langue de la vérité cette langue est : la langue maternelle» vécue par les sens, la passion, la sérénité qu’une maîtrise sophistiquée de la langue française lui permet d’exhiber comme un atout.
Aucun complexe d’identité, elle est et elle s’assume, sans déclamer son vécu comme un parcours de rédemption. Elle désincarne cette langue écrite et l’investit d’une autre culture sans en altérer sa beauté, contenu et contenant «L’écrivain a tué mon histoire. Et j’ai tué sa voix en moi».
Le champ discursif : Le roman est introduit par deux épigraphes allographes et chaque partie est précédée d’une épigraphe autographe, reprenant l’idée principale du jour raconté. C’est une suite infinie d’aphorismes «La vérité n’a pas besoin de portes, elle sait emprunter les failles des ténèbres, L’art n’existerait pas sans cet œil, L’âme est l’alphabet ultime», d’oxymores «Soleil muet», «éteindre le jour», «un coucher de soleil qui ne disparaît jamais», avec une affinité de style spécifique à formuler par hendiadis, dissociation en deux substances, l’une concrète et l’autre abstraite, le sens de sa perception «Je lui ouvre grand la porte de ma maison et plus que cela… la porte de mon destin», «Comme si la maison avait des murs en mots, des murs en paroles», «Une femme qui a embrassé le monde sans en toucher le savoir. Celle de deux regards calcinés par le temps qui change de durée et de vérité», formules qui expriment peines et douleurs ressenties comme un être collectif, comme la destinée inéluctable du genre «Car je suis une femme qui porte les blessures de toutes les autres femmes».
Les personnages sont identifiés par leur fonction et/ou métiers ou seulement par des pronoms personnels, occultant parfois leur identification éponyme. (…) La narratrice fait (en italique) des commentaires sur les faits de fiction, comme si l’on assistait à un dédoublement du récit ; l’action est commentée alors qu’elle se déroule. Une polyphonie qui confère à la narratrice une dimension schizophrénique, notamment quand la méta-narration contredit la narration même.
Cette contradiction entre le «dit» en référence anaphorique du narrateur et le «penser» en référence cataphorique du méta-narrateur situe le récit dans un mouvement de va et vient, confirmant ainsi ce constat réitéré de façon obsessionnelle «Le temps est un lieu de rencontre comme un autre», et instruisant l’incertitude entre la durée et l’éphémère. Patiemment tissées, ces pages du temps diluent le lieu de la parole ; l’on retient seulement ce qui est dit car les personnages se fondent les uns dans les autres (…).
C’est dans les dialogues que se construit l’intrigue qui explore la nature des êtres peuplant cette diégèse atemporelle. L’ouvrage se lit comme les confidences ininterrompues du ‘fil de l’âme’, l’âme de Dame Algérie «J’ai fait cent trente-deux ans, vendredi dernier, oui», marquée par le regard des autres «ces orientalistes déclinants qui ont inventé un monde fait d’intrigues et de passions, un monde chimérique où de belles créatures sont allongées autour d’un plateau et du thé à la menthe»…, une conscience douloureuse sertie d’anaphores fortement symboliques (…).
Dans son rapport à l’écrit, Amina Mekahli se joue de son ‘dire’ en tant que lieu de la mémoire et de l’oubli «Je crois que je suis délivrée, car j’ai enfin trouvé ma sépulture. Ma sépulture est la Poésie», elle met en relation fusionnelle un être discursif avec une Algérie passionnelle, c’est peut-être là le vrai Secret de la girelle».
Lakhdar Barka Sidi Mohamed
Professeur de littérature comparée