L’hommage aux femmes algériennes anonymes durant la Guerre d’Algérie

15/03/2023 mis à jour: 02:29
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MARC GARANGER 1960. « Pourquoi ces femmes sont-elles si émouvantes » ? Nous saluons les accomplissements des femmes et des filles de tous les horizons et des quatre coins du monde ; Homme de gauche, de convictions, les femmes en ce 8 mars 2023 vous disent merci Monsieur le grand Marc Garanger. - Photo : D. R.

Pour ce 8 mars 2023, un hommage dédié au combat pour les droits des femmes, l’égalité et la justice.

Un grand témoin de la guerre d’Algérie, le spécialiste de la guerre de l’image Marc Garanger signa des portraits de rebellions de femmes anonymes algériennes devenus symboles de la lutte anticolonialiste.

Lors du 8 mars 1917 des femmes manifestent dans les rues de Petrograd (Saint-Pétersbourg) pour exiger «le pain et la paix». L’anticolonialiste et amie de l’Algérie Simone de Beauvoir, symbole du combat pour l’amélioration de la condition féminine, écrit : «On ne naît pas femme, on le devient.»

Cette phrase devenue emblématique a opéré une véritable révolution dans la pensée de l’époque : «Les différences entre hommes et femmes ne seraient pas biologiques mais culturelles, et résulteraient d’un apprentissage tout au long de la vie… et qu’être femme, ce n’est pas une donnée naturelle, c’est le résultat d’une histoire.»

Marc Garanger : photographe engagé et ami de l’Algérie

Ses portraits de «Femmes algériennes 1960», Marc Garanger (1935-2020) les réalise pendant la Guerre d’Algérie, entre mars 1960 et février 1962.

A 25 ans, jeune appelé après avoir épuisé tous les sursis possibles, il est mobilisé et intégré au 2e régiment d’infanterie stationné dans le secteur d’Aumale, aujourd’hui Sour El Ghozlane. Photographe professionnel depuis 1957, anticolonialiste, il est embarqué dans une guerre qui n’est pas la sienne.

«Mais j’ai été mobilisé en 1959. Je suis parti contre mon gré avec mon Leïca en poche, déterminé à témoigner contre cette guerre avec laquelle je n’étais pas d’accord… J’avais 20 ans et comme je refusais de faire cette guerre, j’ai demandé un sursis de 5 ans en pensant qu’elle serait finie…» Déjà photographe professionnel, Il était sursitaire du service militaire et espérait éviter la guerre en Algérie.

Il n’a pas pu y échapper. Dès 1954 à 1962, l’armée française avait créé des camps de regroupement de personnes déplacées. L’Etat français voulait donner une pièce d’identité aux indigènes des camps. Marc Garanger a reçu l’ordre de faire des portraits. Il a principalement photographié des femmes, vu que les hommes étaient soit dans le maquis, soit harkis.

Devenu photographe officiel du régiment, la photographie va d’abord s’avérer une soupape pour Garanger ensuite une arme qu’il compte bien utiliser à un moment ou un autre. «Je photographiais tout ce que je pouvais de la vie de ces gens que nous, Français, détruisions en prétendant agir pour le bien des populations.

Or mon respect allait à ceux qui subissent cela, pas à ceux qui le leur imposaient», déclare-t-il à Clothilde de Ravignan. Marc Garanger, a pris en 10 jours 2000 personnes photographiées dans ces camps de la honte à Aïn Terzine, pris entre 1960 et 1962, pour le compte de l’armée française.

Il faudrait voir ces tragiques et beaux portraits en noir et blanc d’Algériennes et d’Algériens, qui montraient l’horreur de la colonisation et du long conflit armé. Il réalise des portraits qui témoignent de «la rébellion de ces femmes» et se promet de faire connaître leur combat et leur dignité, après l’indépendance de l’Algérie.

Pour les soldats de ses camps, ces femmes indigènes étaient «laides, on dirait des singes». Des bêtes, pas des êtres humains ! Mobilisé contre son gré en Algérie, Marc Garanger s’interroge d’emblée sur sa situation.

Comment assumer ses opinions politiques et retourner en sa faveur ce poste de photographe-témoin ? Durant les 28 mois de son service militaire, il réalise quelque 20 000 photos, dont 2000 portraits de femmes principalement, pour des papiers d’identité à la demande de l’armée française. «Le commandant me demandait des photos d’identité, je livrais des photos d’identité.

Ensuite, je faisais les images que je voulais et je gardais les négatifs pour moi.» Les autorités françaises voulaient donner une pièce d’identité aux autochtones indigènes. Garanger a reçu l’ordre de faire des portraits.

Il a principalement photographié des femmes Ainsi, lorsque l’armée française décide de ficher les populations autochtones pour leur attribuer des cartes d’identité nationales et lui demande de réaliser les photographies d’identité des habitants dans chaque village, il entreprend de fausser les règles du genre pour livrer des portraits d’une toute autre nature.

On devine parfois des poings serrés de colère derrière le voile ou un réflexe pudique de protection.

Un langage qui passe aussi par le regard. «Toutes ces femmes, dans leur absolue droiture, non seulement assument pleinement le regard que l’occupant fait peser sur elles, avec tout ce qu’il véhicule d’ignominie, mais surtout, elles nous le retournent», raconte Marc Garanger qui se «sentait fusillé du regard à chaque prise de vue…» En dix jours, il tire le portrait de plus de 2000 femmes algériennes qui doivent se dévoiler pour répondre aux exigences d’identification ordonnées par le commandant.

Les photographies serviront pour des papiers d’identité. Se souvenant du travail d’Edward Curtis sur les Indiens décimés par les Américains, il réalise des portraits qui témoignent de «la rébellion de ces femmes» et se jure de «faire connaître leur dignité et leur combat après son service militaire».

Deux cents personnes défilent alors chaque jour devant son objectif. Les hommes se trouvant pour la plupart au maquis, ce sont majoritairement des femmes qu’il photographie, lesquelles vivent ces séances comme un viol de leur intimité, contraintes de baisser leur voile devant l’objectif, au mépris de leurs traditions.

C’est avec beaucoup de honte et de colère rentrée que Marc Garanger : «J’ai senti de tout près une résistance violente, quoique muette. Et je voulais en rendre témoignage à travers mes photos explique-t-il encore avec émotion, comme si cela s’était passé hier.

Outrepassant sa mission administrative, Marc Garanger s’applique donc à restituer une vérité. Le parti pris d’un cadrage élargi sur les bustes lui vient du photographe américain Edward S. Curtis, dont il admire le travail anthropologique de défense des populations amérindiennes.

Cette prise de distance lui permet, d’une part, de montrer des effets personnels, des détails de costumes et de turbans, des coiffures, des bijoux artisanaux ou des tatouages symboliques. Complétant l’expression des visages, un langage apparaît d’autre part dans les gestuelles».

Durant cette période, l’armée française rasait les maisons des villageois et les forçait à les reconstruire alignées «à la Vauban» autour des camps des militaires français, créant ainsi des camps dits de regroupement (un euphémisme pour désigner les camps de détention ou d’hébergements).

Marc Garanger, le pauvre appelé militaire des Aurès. Lui, le photographe rebelle, au grand cœur, avec le vieil appareil photo de ses parents, a fait plus de deux milles portraits magnifiques et tragiques de femmes algériennes – qui ont été contraintes de se dévoiler, pour des photos d’identité.

René Vautier, cinéaste anticolonialiste «petit Breton à la caméra rouge» : «Je filme ce que je vois, ce que je sais, ce qui est vrai» et pourtant André Malraux disait de lui que c’était «un français qui a vu juste avant les autres» et réalisa un véritable cinéma de contre-pouvoir. Mark Garanger a été démobilisé quelques mois avant l’indépendance de l’Algérie.

Marc Granger a obtenu en 1966 le prix Niépce avec les «Portraits de femmes algériennes». Les tirages de ces portraits ont été exposés plus de 300 fois dans le monde entier. Les photographies sont reprises dans la presse nationale et internationale. Paris Match en assure une large diffusion.

En 1974, un journaliste de Jeune Afrique lui signale que le commandant Ben Chérif qu’il avait photographié dans sa cellule à Aumale est maintenant un membre du Conseil de la Révolution proche de Boumediène. Il prend contact avec lui. Suivront une invitation et une exposition en Algérie.

En 1981, Arles, capitale de la photographie son travail est reconnu. En 1982, Claude Nori, présent lors de la projection arlésienne publie «Femme algériennes 1960». Les femmes algériennes donneront lieu à plus de 300 expositions, notamment à la Biennale de Venise, aux Musées d’art moderne de San Francisco et de New York.

En 1984, sort La Guerre d’Algérie vue par un appelé du contingent, préface de Francis Jeanson, texte et photographies de Garanger. Marc Garanger : «Pour survivre, pour m’exprimer avec mon œil, puisque les mots sont inutiles, je prends mon appareil photo.

Pour hurler mon désaccord. Pendant vingt-quatre mois, je n’ai pas arrêté, sûr qu’un jour je pourrai témoigner, raconter…» «Dans l’histoire de la photographie, Marc Garanger restera l’auteur de Femmes algériennes, ce qui est peu au regard de l’importance de son œuvre, mais la densité du propos, la justesse du regard de ce jeune homme déjà professionnel portaient haut les exigences qui nourriront son œuvre à venir.»

Consulter et aller voir les photos de Marc Garanger et de Pierre Bourdieu sur les fameux déplacements forcés des populations et des camps de la honte dans les Aurès. Des femmes moches, courbées ramenant l’eau des fontaines, des hommes humiliés, des enfants malades en train de mourir…

Heureusement des photoreporters courageux la Guerre d’Algérie dans le viseur, comme Marc Flament (photographe du colonel Marcel Bigeard, 35 000 clichés), Jean-Philippe Charbonnier, Marc Garanger, Marc Riboud, le Chilien Sergio Larrainet, le Hollandais Kryn Taconis ont pu nous ramener des images qui fut aussi une guerre de l’image. Dans cette vidéo réalisée par le CCA-Paris, Martin Garanger nous présente l’exposition.

Celle-ci nous offre un magnifique tableau en triptyque à travers lequel, le fils, photographe, immortalise sous son regard et son objectif, les ultimes retrouvailles de son père Marc avec celles et ceux dont il avait fait les portraits, terribles et en même temps sublimes, en 1960.

Martin Garanger, fils de Marc, rapporte «en mai 2013, que le réalisateur algérien Saïd Oulmi a invité son père à l’accompagner au Mezdour et à Aïn Terzine refaire le même type de voyage qu’en 2004 pour l’interviewer dans le cadre de son film Sur les traces des camps de regroupement.

Mon père m’a alors proposé de l’accompagner. Avec cette invitation, il m’a ainsi permis de me rapprocher de son histoire, et, au combien elle était mystérieuse pour moi ! Lors de ce premier voyage en Algérie avec mon père, J’ai pu rencontrer trois des Femmes Algériennes. (Martin Garanger).

En tout état de cause, transcendant depuis le début leur contexte de prise de vue, ces images répondent magnifiquement à la question du rapport à l’autre et de l’altérité, préambule à tout exercice authentique de portrait photographique.

Commentant 20 ans plus tard la première parution des portraits des Femmes algériennes, Hervé Guibert dira que l’approche de Marc Garanger «tient la gageure de l’hommage et, plus que de la compassion, d’une sorte d’amour.

Certaines femmes, malgré le temps bref de la relation forcée, ont dû sentir, prédire dans leur vis-à-vis non un ennemi, un prédateur, mais un allié, un ami qui ira porter leurs voix et qui préservera leur identité» (Le Monde, 8 avril 1982).

Le photographe de cœur et de colère est décédé le 27 avril 2020, à l’aube de ses 85 ans. Son fils Martin Garanger, qui relate : «Mon père a déposé cette nuit son appareil photographique à tout jamais», a repris le flambeau en tant que photographe à Montreuil (France).

Flici Omar Gynécologue-Obstétricien.
 

Sources :

Marc Garanger : Femmes algériennes, 1960. Ed. Contrejour, 1982.
Marc Garanger : La guerre d’Algérie, vue par un appelé du contingent (préface de Francis Jeanson). Ed. Seuil. 1984.
CCA (Centre Culturel Algérien) : Vidéo sur l’exposition Marc et Martin Garanger. Une mémoire en héritage (2022). 
Femmes des Hauts-Plateaux Algérie 1960, La Boîte à documents, 1990
Retour en Algérie, Atlantica 2007 

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