Ses deux fauteuils de salon en tapisserie fatiguée à même le trottoir et le guéridon encombré de tasses de café sont devenus le symbole de la résistance d’une ville, Antakya, qui ne veut pas mourir.
Un mois après le séisme meurtrier du 6 février qui l’a ravagée sans laisser une seule de ses rues intactes et l’a vidée de ses habitants, l’ancienne Antioche, dans le sud de la Turquie, trouve une lueur d’espoir chez Serkan Sincan, l’antiquaire de la rue Kurtulus, qui réchauffe les cœurs à coups de cafés serrés et de tubes de Pink Floyd. «Je suis revenu trois jours après (le séisme). Tous ceux que je croisais me disaient, la Grande mosquée est à terre, la rue du Palais est à terre, l’église protestante, le palais du gouverneur... Serkan abi, mon frère, ta boutique est finie... Moi aussi, je me sentais sombrer», raconte l’antiquaire de «Nostaljik Dükkan» (boutique de la Nostalgie), en énumérant les sites iconiques de la vieille ville. «Mais la maison était toujours debout et je me suis dit : ‘‘Allah est grand !’’» rit-il, calé entre un portrait du fondateur de la République turque Mustafa Kemal et une copie amateur du «Cri» d’Edvard Munch, sous le drapeau turc accroché à la façade.
Croquettes pour chats
L’antiquaire de 51 ans prend alors ses quartiers au-dessus de la boutique, dans cette ancienne demeure plus que centenaire qui fut la propriété d’une famille chrétienne d’Antioche, restée intacte quand tout s’est effondré aux alentours. «D’ordinaire, j’habite dans un appartement normal», précise-t-il, casquette rouge vissée sur le regard bleu. La ville est entièrement plongée dans le noir et le quartier désert. A moitié rassuré le premier soir, il allume un feu qui, rapidement, attire les volontaires, les soldats et policiers en patrouille ainsi que les rares promeneurs qui viennent avec douleur contempler le désastre : les belles maisons de pierre blonde éboulées, les tables des restaurants chic encore dressées sous les poutres écroulées, leur café familier... Même les chats perdus qui se faufilent dans le chaos des ruines trouvent rapidement le chemin de Nostaljik Dükkan – où les attend toujours une assiette de croquettes.
Miraculeusement, le capharnaüm de la boutique, dispersé entre ses petits salons et noyé de poussière, a résisté aux mouvements de colère de la terre. Les petites tables sont couvertes de bibelots, de porcelaine, de vases et de plateaux en argent, les murs de tapisseries allégoriques et de croûtes orientalistes. «La musique, j’ai commencé la semaine dernière quand les ouvriers des télécom m’ont branché sur leur installation», précise Serkan Sincan, qui alterne selon les heures opéra, rock et variété turque.
Muezzin à voix nue
Antioche, Antakya, Hatay : la ville située à un jet de pierre de la Syrie, un temps française sous le mandat 1920-1939, a toujours mêlé musulmans, chrétiens, juifs, arabes, arméniens... un symbole de diversité culturelle et religieuse, creuset de communautés cher au cœur de ses habitants. «Hatay, j’en fais une affaire personnelle», aurait martelé Mustafa Kemal Atatürk, exigeant lors des négociations sur le tracé des frontières de la Turquie moderne qu’Antakya lui soit attribuée – malgré la contestation syrienne. «Pour nous, tout le monde est sur le même plan», insiste Serkan Sincan, qui vénère le père de la nation. Même si les multiples tremblements de terre subis à travers les siècles et les vicissitudes du temps – telle la proximité du conflit syrien – ont entamé cette belle idée.
Pour l’heure, il s’y accroche et son carré de trottoir est devenu l’unique lieu de socialisation dans la ville blessée. «J’avais l’habitude de venir ici, la veille du tremblement de terre, j’y avais acheté un livre pour enfants... Quand j’ai vu que la boutique était toujours debout, j’ai repris espoir pour la première fois», confie Özgel Eser, une institutrice âgée de 36 ans. Un bénévole de la ville de Konya (centre-ouest) ; un groupe de copains de Besiktas, quartier populaire d’Istanbul, accourus comme bénévoles, se retrouve là chaque soir. Un pick-up d’Izmir dépose des repas chauds pour toute la compagnie. Serkan Sincan s’attend à ce que les autorités lui demandent d’évacuer la Nostaljik Dükkan quand commenceront les travaux de rénovation – et, avant eux, de déblaiement. «Je cherche un nouveau lieu, plus grand : on était six antiquaires à Antakya, je suis le dernier, les autres boutiques ont été détruites. Je leur ai proposé de créer un fonds commun.»