Quelques jours après avoir remporté le prestigieux prix Assia Djebar pour son roman Houaria, la romancière et traductrice Inaam Beyoud s’est retrouvée au centre d’un véritable tribunal virtuel sur les réseaux sociaux. Les critiques se sont principalement focalisées sur l’utilisation par l’auteure d’un langage familier, qualifié de «vulgaire» voire «d'immoral».
Certains lecteurs ont condamné le roman Houaria pour ses passages jugés inappropriés, tandis que d’autres ont vigoureusement défendu l’œuvre et son auteure. Face à ce débat enflammé, marqué par des appels au retrait du prix et des commentaires virulents, la maison d’édition algérienne MIM a annoncé sa fermeture, estimant qu’«il n’y a ni utilité ni signification à combattre l’absurde».
Dans un communiqué daté du 16 juillet et adressé aux «Algériens, aux intellectuels, aux vrais lecteurs et aux faux, aux écrivains et aux scribes, aux véritables maisons d’édition et aux pseudos maisons d’édition», ils annoncent leur retrait de l’édition. «Des années de lutte, avec leurs joies et leurs peines, se sont écoulées pendant lesquelles les éditions MIM ont tenté de donner à l’Algérie, à l’intellectuel, au lecteur et à l’écrivain un travail d’une valeur artistique, esthétique et cognitive. Nous avons réussi et nous avons échoué, mais nous avons présenté une bonne image du pays dans tous les forums, comme tout le monde le sait», est-il écrit.
Et de conclure : «Laissant tout derrière nous, nous annonçons que MIM a fermé ses portes dès cet instant face au vent et au feu. Nous n’avons été que des promoteurs de paix et d’amour et n’avons cherché qu’à diffuser cela».
Avant cette polémique, Inaam Beyoud avait confié lors d’une intervention médiatique que le personnage principal de Houaria est inspiré d’une personne réelle, même s’il a été recréé sous une autre forme. «L’idée était de raconter cette époque (la décennie noire, ndlr) à travers une liseuse de paume, car ce type de personne voit toutes les strates de la société et connaît les histoires, les secrets et les mystères des gens.»
Raconter une époque
«Elle est donc devenue le centre à partir duquel j’ai pu plonger dans la profondeur des personnages et tisser leurs vies», a-t-elle expliqué. Parmi les détracteurs de l’auteure, figure l’écrivain Tayeb Sayad, qui estime que «la littérature devrait permettre aux lecteurs de s’élever grâce à l’éloquence de l’expression, la nouveauté de la pensée ou la noblesse des sentiments humains». Rabah Keddouci, autre écrivain, critique le roman pour son «manque de qualité littéraire, tant artistique que morale», affirmant que «ce roman, d’un point de vue artistique, a un langage faible, un style plat et un niveau bas qui ne mérite pas d’être récompensé».
A l'inverse, l'écrivain Wassiny Laredj a défendu Inaam Beyoud en s’en prenant à ceux qu’il appelle «les nouveaux janissaires qui ne connaissent que l’insulte, la décapitation et la destruction».
Dans un post sur sa page Facebook, il a appelé à une lecture attentive et réfléchie des textes avant de les condamner : «Lisez bien les textes avant de les attaquer avec la hache de l’aveuglement. Un peu de réflexion avant de juger ne fait de mal à personne.»
Il a insisté sur la nécessité de distinguer l’auteur de ses personnages, affirmant que «la littérature est ce que produit l’écrivain en termes de nouveauté, de créativité et de connaissance esthétique à partir de la laideur sociale».La poétesse Lamis Saïdi, quant à elle, a exprimé son émotion face à ce livre où «les ruelles et les rues d’Oran se transforment en lignes de destin dans la paume d’une main».
Elle a décrit le roman comme une exploration de la société algérienne des années 1980 et 1990, mettant en lumière les racines de la tragédie qu’elle attribue à la répression et à l’injustice économique et sociale. L’écrivain-journaliste, Djawad Rostom Touati, déclare que c’est là «l’un des romans les plus beaux et captivants qui lui eût été donné de lire, toutes langues confondues». «Un roman polyphonique, où les voix des personnages tissent, par touches successives, la trame de ces destins savamment entrecroisés par l’auteure, et nous plonger dans l’existence de ces couches marginalisées qui ont subi de plein fouet la décennie noire (…) l’auteure saupoudre sa narration de dialogues en dialecte oranais, qui donnent au récit un surcroît de réalisme au point que l’on croit voir les personnages vivre sous nos yeux.» Ces passages, parfois crus sans jamais être vulgaires, sont esthétiquement justifiés et jouent un rôle primordial dans la narration : ils donnent de la substance aux personnages, une identité, un réalisme qui leur fait prendre corps et chair au-delà du «type littéraire» : une gageure que peu d’auteurs sauraient soutenir avec un tel brio».
Et de s’étonner : «Pour ces théoriciens de la littérature conventuelle, il faudrait qu’un personnage issu des bidonvilles s’exprime comme un aède, que ses disputes fussent à fleurets mouchetés (… et que les scènes ou dialogues amoureux fussent tirés du ''chef-d’œuvre de la mariée (Le manuel du mariage heureux, ndlr) ou qu’elles soient réduites au marivaudage».
Brûleurs de livres
L’écrivain Lazhari Labter affirme haut et fort «s’arroger le droit» de crier son indignation face à ce qu’il nomme «les brûleurs de livres» qui, selon lui, ne connaîtraient rien de la littérature arabe et algérienne. «Ils ne crieraient pas haro sur le baudet, s’ils avaient lu Imrou’l Qays, l’un des piliers fondateurs de la poésie arabe pré-islamique ou Nizar Qabbani, l’autre pilier fondateur de la poésie amoureuse arabe contemporaine, s’ils avaient ouvert ne serait-ce qu’un roman de Tahar Ouettar, Rachid Boudjedra, Djilali Khellas ou encore Amin Zaoui dont les romans fourmillent de mots, de phrases et de passages qui feraient éclater leur chastes tympans de fausses vierges effarouchées», s’insurge-t-il.
En réponse aux critiques, l’un des membres du jury, Amna Belaala, a tenu à apporter des clarifications sur les critères d’attribution du prix Assia Djebar. «Le choix du roman Houaria s’est basé sur l’engagement envers les constantes nationales, la capacité de construire un monde romanesque avec une bonne et expressive langue, une vision différente et une position qui encadre les éléments de l’œuvre romanesque.»
Belaala a souligné que le roman est bien construit, représentant fidèlement une classe sociale marginalisée dans un quartier d’Oran. Elle a ajouté que l’utilisation du dialecte dans le roman a donné à l’œuvre une dimension polyphonique rare, citant des exemples de la littérature arabe, comme Naguib Mahfouz. Pour elle, l’usage du dialecte reflète la société et enrichit le roman. Amel B.