Quand j’étais jeune, j’avais un ami qui me disait que la réalité était complètement différente de ce que je pouvais lire dans les romans dans lesquels il me voyait, si souvent, plongé avec le plus grand enthousiasme.
Pourtant, à bien y voir, les romans renseignent grandement sur cette réalité, si chère à l’ami évoqué, lequel, attaché à la débrouillardise matérielle avait cru en faire une raison de vivre, non seulement pour lui mais aussi pour tous les autres. Or, un classique balzacien de la Comédie humain, règle en deux, trois mouvements, cette «réalité» si «difficile» en en décrivant la nature et les ressorts, car comme disait le grand Himoud Brahimi : «Être rusé, c›est n’être pas intelligent mais être intelligent, c’est avoir toutes les ruses sans les utiliser». La réalité, peut-être, se trouve, pour le clairvoyant, dans les livres, car ceux-là livrent les plus grandes leçons sur la vie et délivrent les plus profonds messages sur les hommes.
A cet égard, les personnages livresques nous permettent de disposer d’une parfaite galerie de papier et d’encre de ceux, de chair et de sang, qui peuplent notre quotidien, se croyant uniques mais n’étant, en fait, qu’archétypiques. Ces mêmes personnages qui nous permettent, aussi, non seulement de connaître les autres mais aussi de mieux se connaître soi-même. Et que de personnages offrent la littérature algérienne ! D’Omar de Mohamed Dib à Hadj Boulanouar de Tahar Ouettar, de Nedjma de Kateb Yacine à Djazya d’Abdelhamid Benhedouga et de Fouroulou de Mouloud Feraoun à Chérifa d’Assia Djebar, en passant par les impressionnants portraits, j’allais écrire plus vrais que nature, de Tahar Djaout et Rachid Mimouni, rejoints par de nombreux autres personnages, au fil des générations d’écrivains. Des personnages qui, directement issus de la société ou porteurs de l’éternel humain quelles que soient son époque, son origine ou sa culture, dénotent des qualités et des travers de chacun et de tous, offrant le spectacle le plus complet et le plus polyphonique de l’humanité, y compris dans ses «manifestations» les plus récentes, démontrant encore une fois que l’histoire n’est qu’un éternel recommencement, quels que soient les atours dont on l’affuble.
A l’inverse, beaucoup clament, haut et fort comme de mise pour les détracteurs, que la littérature affabule et que ses personnages, tout comme ses intrigues, ne sont que décors en carton pâte. Pourtant, les pièces de Shakespeare nous offrent à voir, certes montées sur des tréteaux, les passions humaines, celles-là mêmes qui guident le monde dans lequel nous vivons, avec ses mesquineries, sa veulerie, sa duplicité, sa méchanceté, sa violence, ses intrigues de palais, ses illusions et même ses ambivalents marchands de Venise. Mais n’est-ce pas que seul l’être sans œillères et l’esprit sans préjugé peut jouir des vertus de telles lectures, tant l’intelligence, Himoud Brahimi, le soulignait plus haut, départage la qualité des hommes.
Des hommes et des animaux, écririons-nous, car les fables aussi nous enseignent sur les êtres et les choses. Parfois utilisées dans les sociétés sans liberté, les fables dénoncent les abus et les dérives des puissants empruntant au monde animal pour mieux croquer celui humain, constituant de vraies leçons de vie. Ainsi, un personnage de héron chez La Fontaine ou ceux de deux chacals chez Ibn El Mouqafaa, nous en apprennent plus sur les hommes que les hommes eux-mêmes. Un homme averti en valant deux, on peut supposer qu’un lecteur averti vaudrait tous les livres qu’il aurait lus et s’il ne réussi pas en termes de débrouillardise matérielle, ce n’est pas faute de méconnaître la réalité de celle-ci mais, plutôt, de ne pas disposer de cette fameuse bosse qu’on dit du commerce.
En revenant aux personnages romanesques, on peut aussi remarquer que les «héros» de la «réalité», y compris augmentée, empruntent toujours des archétypes à leur pendants livresques, en particulier dans un monde de plus en plus marqué par la publicité par l’image (y compris des personnalités désormais marchandisées), le spectacle et la scénarisation. Les codes basiques de la littérature sont d’ailleurs utilisés pour mieux «vendre» la réalité, à l’instar du story telling. Nous côtoyons, ainsi, au détour de chaque rue, dans chaque magasin, face à chaque guichet, sur nos lieux de travail et de loisir, tout le long de notre journée et au fil des saisons, des personnes qui pourraient bien être des personnages déjà rencontrés dans nos lectures, du commerçant malhonnête au bureaucrate véreux, du voisin irrespectueux au responsable avide de pouvoir, du pourfendeur de tout et de rien à l’intransigeant sans argumentaire, sans oublier le médiocre, l’opportuniste, l’intolérant et le conformiste (il fallait bien glisser un titre de roman) mais aussi le jeune respectueux, le vieux respectable, l’employé dévoué, l’étudiant brillant, le serveur avenant, le directeur consciencieux, la jeune fille courageuse, le passant fraternel et l’honnête ami.
En sus de caractères plus généraux, ainsi le passionné, le sans scrupule, la tourmentée, le blanc bec, la grue, le satyre, les Judas, les Néron, la littérature empruntant à l’histoire, les Julien Sorel et les «Ali mout wagef». Que de portraits ! Que d’histoires ! Que de vies croquées sur le vif ! Tous ces personnages, modèles ou caricatures, nous interpellent et nous font établir les parallèles les plus judicieux avec nos lectures, démontant les mécanismes et le fonctionnement et même, parfois, les motivations profondes, des comportements individuels et des pratiques sociales, ou, du moins, en offrir une grille d’interprétation via la littérature.
Une littérature qui ne peut, malgré sa portée imaginaire, créative et esthétique que recouper la réalité, sur laquelle elle porte un regard des plus perspicaces, pour ceux qui ne s’arrêtent pas aux apparences, pour user d’un poncif, si souvent trompeuses.
Par Ahmed Benzelikha