Hommage : La voix du conteur et comédien Djafer Chibani ne résonnera plus

11/09/2022 mis à jour: 01:37
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Le conteur et comédien Djafer Chibani

Quelque temps avant sa disparition, Nabile Farès me confiait sa frustration de n’avoir pas pu écrire un roman qui lui tenait à cœur et dont le titre aurait été La Mort du Conteur. Je ne pensais pas que, quelques années plus tard, précisément le 2 septembre 2022, faute de lire ce roman, je le vivrais à travers la disparition de mon oncle Djafer Chibani, «dernier des Mohicans», comme il se surnommait en reconnaissant ce qu’il avait de spécifique dans une société kabyle où la culture est réduite à sa composante la plus folklorique. 

Ce qui est difficile à accepter dans la mort d’un conteur, c’est moins la disparition de l’homme à laquelle la vie prend le temps de nous préparer que le silence qui embaume ce même corps.

 Un conteur comme Djafer Chibani a toujours une histoire à raconter, un proverbe à citer, une anecdote à développer, tant raconter est pour lui source de plaisir. Même la banale question «Comment vas-tu ?» fait couler la source de l’imagination du conteur qui commence toujours sa réponse par un «Akken i s-yenna winna…» (Comme dirait l’autre…). Et de demander : «Tu la connais cette histoire, n’est-ce pas ?» Bien sûr que non, et cela le conteur le sait. D’ailleurs, il n’attend pas la réponse quand il se lance dans son récit. 

 Ce qui est difficile à vivre aussi dans La Mort du Conteur, c’est la disparition du monde qu’il porte, qu’il configure au gré des rencontres et dont lui seul a la clé pour nous y faire entrer. Nous pouvons bien nous dire que l’homme est toujours parmi nous, mais ce monde plus vivant que tout être vivant nous sera à jamais inaccessible. En cela, la mort du conteur appauvrit toute l’humanité.
 

Un inlassable militant
 

Ce combattant pour l’indépendance de l’Algérie et militant pour la reconnaissance de la culture et de la langue amazighes est né le 25 janvier 1943 au village Aït Aïch dans la commune de Mekla à Tizi Ouzou. Très tôt, il est remarqué par les vieux du village pour sa capacité à retenir le savoir qu’ils lui transmettent. Il a, et c’est le moins que l’on puisse dire, une mémoire phénoménale, miraculeuse même.  

A l’âge de cinq ans déjà, il retenait tous les proverbes, poèmes et contes qu’il pouvait entendre. On comprend les vieux du village qui le mettaient au centre de tajmaât et lui disaient : «Cfu a mmi !» (Souviens-toi mon fils !). Soixante-dix ans plus tard, Djafer Chibani a rassemblé quelques-uns des contes qui lui ont été transmis et les a publiés dans un livre intitulé Cfu a mmi. L’infatigable militant s’est toujours senti responsable de cette mémoire et de ce qui lui est confié.  Pour lui, on ne thésaurise pas un art et un savoir ancestraux, à moins de vouloir les étouffer. Ce qui est transmis par les anciens est un trésor qui ne peut exister que s’il est partagé avec autrui.
 

Une bibliothèque vivante
 

Puisque toute culture émerge et se développe dans une terre qui l’informe, Djafer Chibani a rejoint la lutte pour la libération de l’Algérie dès 1955. Il avait 12 ans. Chargé de l’information et du ravitaillement, il a échappé à la mort bien des fois. Les affres de la prison où il a passé deux ans de sa vie et les souffrances de la torture ne lui ont, hélas, pas été épargnées malgré son jeune âge. Il était fier de n’avoir jamais trahi ses compagnons, ni Krim Belkacem et Ouamrane qui, lors d’un passage dans la région, lui ont demandé de ne pas quitter le maquis avant l’indépendance. 

Après l’indépendance, il a quitté son pays pour la France. Là, il s’est engagé dans la lutte pour la langue et l’identité berbères. Il a ainsi participé à la fondation de l’Académie Berbère et de l’ACB. Il a participé à l’organisation des premiers concerts kabyles, notamment à la Mutualité. Durant cette période, il a fait bien des rencontres. Il a connu Slimane Azem, Cheikh El Hasnaoui, Taos Amrouche, Kateb Yacine… Mais c’est un ami qui lui a proposé de faire la connaissance de Mohand Ouyahia. 

C’était en 1974. Dès leur première rencontre, un sentiment fraternel a uni les deux hommes. Ce lien ne s’est jamais effiloché.  Cette amitié s’est construite sur une passion et un idéal communs : la création théâtrale et l’adaptation, en kabyle, d’œuvres universelles. C’est ce que Djafer Chibani et Mohand Ouyahia ont fait à travers les troupes théâtrales Muh Terri et Asalu, auxquelles participaient d’autres comédiens comme Nafa Moualek, Saïd Hemmac, Youcef Yalali…  Djafer Chibani a gardé des souvenirs émus de ces nuits où Mohya le réveillait au téléphone pour lui demander comment traduire en kabyle tel ou tel passage d’une œuvre sur laquelle il travaillait. 

Reconnaissant la richesse du savoir de son ami, Mohya avait un carnet qu’il avait acheté uniquement pour y noter les proverbes, expressions, poèmes que son compagnon de route pouvait lui dire au détour d’une discussion. Ce dernier a toujours un mot transmis par les anciens pour éclairer ou illustrer son propos. De nombreux artistes le sollicitaient pour trouver le mot juste qui leur manquait. Djafer Chibani a aussi orienté plusieurs chercheurs en littérature kabyle.
 

En scènes 
 

Le parcours artistique de Djafer Chibani mérite qu’on s’y arrête. Comédien, il a joué dans Am win yettraggun Rebbi, l’adaptation que Mohya a faite d’En attendant Godot de Samuel Beckett, Si Lahlu (Le Médecin malgré lui de Molière), Si Pertuf (Le Tartuffe de Molière), Si Nistri (La Farce de Maitre Pathelin), Tacbaylit (La Jarre de Luigi Pierandelo), La Karmoussette de Tayeb Abdelli, L’Arlette, Massajine et L’Enfer des Anges de Hamma Meliani. Ce ne sont là que quelques-unes des nombreuses pièces théâtrales auxquelles il a pris part. Au cinéma, Djafer Chibani a joué dans Avant l’oubli d’Augustin Berger, L’Amour tagué de Bruno Carrière.

 Il a aussi campé le rôle du grand-père de Fadhma N’Soumer dans le film éponyme de Belkacem Hadjadj, l’agent de police dans le premier film kabyle, Muhend Uceɛban de Reski Harrani et joué dans les séries Arraw n tmurt et Ines, tudert d’Ammar Arab. Côté littérature, Djafer Chibani a d’abord publié Ddeqs-nnegh sous l’impulsion de Mohya qui a tapé une partie du livre sur un ordinateur dont il venait de faire l’acquisition. Edité à compte d’auteur d’abord, puis par le HCA, ce livre est un recueil de contes, poèmes, proverbes et anecdotes entendus ou vécus par l’auteur dans son enfance. 

Il a ensuite publié le recueil de contes Cfu a mmi ! aux éditions du Terroir. Il le complète avec Cfigh… Cfigh qui devrait paraître prochainement. Le passage à l’écriture n’a pas détourné Djafer Chibani de la transmission orale. Ainsi a-t-il raconté ces histoires en kabyle ou en français dans les écoles, les hôpitaux, les maisons de retraite, les associations… Sachant adapter sa manière de conter à son public et choisir les contes qui correspondent à l’expérience de celui-ci, notre conteur est reconnu comme l’un des meilleurs conteurs de France, ce qui lui a valu d’être invité aux quatre coins de l’Hexagone. 

Sa disparition est une perte pour ses proches, mais aussi pour toute l’humanité. C’est un réservoir de connaissances vivantes et le fidèle témoin d’une époque où la valeur des idées primait sur tout qui s’en va après avoir planter une graine dans l’esprit de chaque enfant et de chaque adulte qui a eu la chance de l’écouter. Charge à nous de la cultiver pour faire vivre son œuvre et sa mémoire. 

Ali Chibani

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