En 35 ans d’existence en Californie, Ricky Lam s’est toujours tenu loin des armes à feu. Mais depuis les récentes tueries qui ont frappé la communauté asiatique en janvier, ce Sino-Américain prévoit d’aller au stand de tir. «J’hésite encore, je ne sais pas si je veux acheter une arme. (...) Mais les dernières tueries m’ont rappelé qu’il faut que je me décide», confie à l’AFP ce salarié de l’industrie cinématographique, qui compte sur un ami dentiste, propriétaire d’un pistolet Sig-Sauer P226, pour l’initier.
Ce père de famille résidant en banlieue de Los Angeles reste marqué par le massacre de Monterey Park et le carnage de Half Moon Bay, dont le tireur doit comparaître jeudi devant la justice. En moins de 48h, ces deux fusillades menées par des immigrés asiatiques installés depuis longtemps aux Etats-Unis ont fait 18 victimes, la plupart d’origine asiatique. Parmi elles figurent des connaissances des parents de M. Lam, qui fréquentaient le dancing où s’est déroulé le carnage de Monterey Park. Intimidé par l’idée d’appuyer sur une détente, le trentenaire se méfie des réactions épidermiques. Mais entre l’augmentation des actes racistes envers la communauté asiatique depuis la pandémie et un récent cambriolage subi par un de ses amis d’enfance, l’idée de s’équiper lui trottait déjà dans la tête depuis un moment. «Mes parents m’ont toujours dit que ça portait malchance d’avoir une arme, mais c’est un excellent outil d’autodéfense», estime-t-il.
Nouvelle tendance
La communauté d’origine asiatique représente 6,6% de la population aux Etats-Unis et reste la minorité la plus imperméable à la culture de la gâchette d’un pays comptant plus d’armes à feu - 400 millions - que d’habitants. Mais le cortège d’inquiétudes sécuritaires induit par l’épidémie de Covid-19 a provoqué une nouvelle tendance qui bouleverse cette donne, explique Alex Nguyen du Giffords Law Center to Prevent Gun Violence.
«La possession d’armes à feu est en hausse chez tout le monde depuis le début de la pandémie, mais elle l’est particulièrement parmi les personnes de couleur, y compris la communauté asiatique», résume l’analyste. Plus de 27% des armuriers ont rapporté avoir plus de clients d’origine asiatique en 2021, selon les dernières données de la National Shooting Sports Foundation (NSSF), association majeure de l’industrie.
«Les Américains d’origine asiatique ont peur et achètent des armes car ils ressentent un manque de sécurité et des préjudices raciaux», reprend M. Nguyen. Sous ses cheveux teints en vert, Tim Tran fait partie de ces apprentis tireurs. Membre de la communauté queer, ce trentenaire d’origine vietnamienne s’est procuré un pistolet Beretta fin 2021, et vient d’investir dans un fusil à pompe. «La pandémie m’a fait prendre conscience que je pouvais devenir une cible sans rien faire de spécial», raconte cet étudiant, marqué par les polémiques haineuses autour de l’origine chinoise du Covid et l’augmentation des agressions anti-asiatiques dans plusieurs métropoles américaines. «Cela m’a donné l’idée d’acheter quelque chose pour me défendre.»
«Scénario du pire»
Quatre armes de poing, deux fusils semi-automatiques, un fusil à pompe... Depuis l’été 2020, Kelly Siu a lui accumulé une impressionnante collection, entamée à cause de la crainte de voir les manifestations du mouvement «Black Lives Matter» tourner à l’émeute à Los Angeles. Son père vietnamien, arrivé aux Etats-Unis pour fuir la guerre, et sa mère chinoise, ont été «très déçus» par la nouvelle passion de cet infirmier de 31 ans.
Mais la tuerie de Monterey Park le conforte dans son choix. Il aurait pu croiser le tireur: quelques heures avant le massacre, il fêtait le Nouvel an chinois en famille sur un marché public de la ville. «Une autre tuerie pourrait arriver», souffle-t-il, en attendant son permis l’autorisant à porter une arme dans les lieux publics.
«Savoir que j’ai ça au cas où et que je suis capable de répondre à cette situation me tranquillise.» Pour de nombreux Américains d’origine asiatique, «grandir avec des armes à feu autour de soi ne fait pas partie de la culture», complète son professeur, Tom Nguyen.
Depuis deux ans, cet instructeur a créé un groupe dédié aux «progressistes» intimidés par l’atmosphère très blanche et conservatrice des stands de tir. Succès immédiat: sur 600 élèves, environ un tiers sont d’origine asiatique. Selon lui, les tueries ont plutôt tendance à provoquer un afflux de nouveaux membres. «Beaucoup d’entre eux sont fondamentalement intimidés», relate le quinquagénaire. «Mais au final, la peur d’être pris pour cible l’emporte sur leur crainte des armes à feu.»