Entretien / Karim Tedjani. Consultant en développement durable : «Nous devons privilégier l’intelligence écologique dans notre gestion de l’eau»

07/08/2024 mis à jour: 14:16
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Dans cet entretien, Karim Tedjani, consultant en développement durable, aborde la question cruciale de la disponibilité de l’eau à l’ère des changements climatiques et de la raréfaction de cette ressource. De même qu’il propose des pistes de réflexion pour assurer une distribution équitable et une utilisation rationnelle des ressources hydriques, notamment dans les secteurs économiques.

 

 

Entretien réalisé par Samira Imadalou


Comment évaluez-vous la situation hydrique en Algérie ?

La situation est actuellement préoccupante et risque même de devenir un véritable enjeu de survie sur le plus long terme. L’Algérie doit non seulement renforcer sa maîtrise technique dans ce domaine ; encore plus, à mon humble avis, nous avons le devoir de renouer avec une culture ancestrale de l’eau où elle est une ressource non seulement rare et donc précieuse, mais encore plus, un élément sacré qui ne saurait souffrir ni gaspillage ni souillure. Sans cette maîtrise technologique associée à une intelligence collective, le scénario prévu pour notre pays dès 2050 par le WRI, à savoir un risque extrême de pénuries, deviendra malheureusement une triste réalité. 


D’ores et déjà, notre nation figure dans la liste des pays extrêmement en dessous du seuil des 1700 m3/an/habitant. A moins de 500 m3/an/habitant, on ne parle plus seulement de «stress hydrique» ni même de «pénurie d’eau», mais bien de «rareté de l’eau». Or, en Algérie, selon les sources disponibles, elle se situerait entre 420 et 500 m3/an/habitant. Ce quota était de 1500 m3/an/habitant en 1962, il n’a cessé, dès lors, de baisser, en miroir avec la croissance galopante de la démographie et l’augmentation de l’Indice de développement humain. 
Il y a tout d’abord la pluviométrie associée au climat. Là où celui-ci est en train de se réchauffer, cette dernière ne cesse de s’amoindrir. On prévoit une baisse alarmante dans les prochaines décennies. 

Pour l’instant, la pluviométrie nationale n’est pas aussi faible qu’on pourrait le penser. Elle est surtout très irrégulièrement répartie, dans l’espace et le temps. Cette volatilité saisonnière associée à une grande inégalité territoriale implique de relever à la fois le défi du stockage local et celui du transfert interterritorial. C’est un challenge technique et surtout très coûteux.

De plus, les fortes chaleurs favorisent l’évaporation à des taux souvent élevés. La faible couverture végétale, l’aménagement du territoire ne permettent pas à l’eau de pluie de s’infiltrer et de se maintenir suffisamment dans les sols. Toutes ces défaillances cumulées réduisent considérablement notre capacité à mettre en valeur cette ressource vitale.


Notre réseau AEP national accuse quant à lui régulièrement des taux annuels de déperdition d’eau entre 40 et 50%. La quantité de stations d’épuration et de traitement des eaux usées est insuffisante. La lutte contre les piratages ainsi que les impayés affaiblissent un secteur déjà bien en souffrance. 

Pourtant, des investissements qui se comptent en plusieurs milliards de dollars ont été injectés, de nombreuses réformes institutionnelles décidées. Tout cela pour revenir à un pays où seule une personne sur dix dispose de l’eau H24, tandis que les neuf autres subissent des coupures qui peuvent parfois dépasser une semaine. 


Cette crise de l’eau est donc en premier lieu celle d’une gestion, un facteur extrêmement aggravant dans un contexte où notre territoire est déjà soumis à de très puissants aléas environnementaux et climatiques. C’est un enjeu multidimensionnel qui impacte la plupart des secteurs de notre économie. Il a des répercussions sociales et environnementales conséquentes. Aucun développement durable de l’Algérie ne sera ainsi vraiment possible sans le fonder sur la question centrale de l’eau.

Quelles sont les régions qui subissent le plus le stress hydrique ?

Certes, les régions de l’Ouest, des Haut Plateaux et du Sud ne sont pas favorisées par la pluie. Mais l’Est et le Centre, malgré une pluviométrie plus clémente, souffrent des mêmes défaillances de gestion qui les rendent finalement vulnérables au stress hydrique. La sécheresse, la désertification et ces dysfonctionnements se complètent pour rendre notre territoire si peu résilient. Les disparités se jouent aussi à l’échelle locale, entre un quartier et un autre d’une même ville, souvent en corrélation avec une précarité sociale.

Face à une telle situation, qu’en est-il des solutions à adopter pour assurer une certaine équité en matière de disponibilité de l’eau ?

Il existe la solution des méga-barrages qui ont à la fois montré leur efficacité sur le court et le moyen termes mais aussi certaines de leurs limites sur le long terme. Leur envasement progressif, combiné à l’évaporation accentuée par le réchauffement climatique, la réduction de la pluviométrie, réduisent considérablement leur capacité de stockage.


Le dessalement de l’eau de mer, depuis le début des années 2000, s’est imposé comme un recours vital ; notre pays a réussi le pari de développer une certaine expertise nationale dans ce domaine. Le taux d’intégration de cette technique est essentiel, car il ne peut y avoir de sécurité hydrique sans une relative souveraineté technologique. Si l’urgence rend cette pratique incontournable, il ne faudra pas oublier pour autant son coût, notamment énergétique mais aussi environnemental. Pourra-t-on d’ailleurs la fonder sur une exploitation encore très hydrauvore du gaz non conventionnel ? Elle ne doit pas non plus entretenir un mindset où le gaspillage de l’eau reste encouragé par l’idée que l’eau de mer est une source intarissable, à un prix abordable (car subventionné). D’autant que nous attendons que 80% de l’eau qui ruisselle sur nos sols revienne à la mer pour finalement la dessaler...


Je suis pour ma part partisan d’une philosophie de l’eau qui privilégie l’intelligence écologique sur la maîtrise technologique, sans pour autant lui tourner le dos. Quand on replace la problématique dans le contexte naturel du cycle de l’eau, il est ainsi possible de veiller à ce que notre territoire devienne une véritable «éponge», capable de laisser à nouveau l’eau superficielle s’infiltrer et se stocker dans les aquifères, à l’abri notamment de l’évaporation et de l’envasement. Il faudra pour cela rendre les sols de nos agglomérations et de nos infrastructures routières plus perméables à l’eau, sans perdre les propriétés qui les rendent indispensables. L’importance de la couverture végétale est également primordiale, car les végétaux jouent un rôle essentiel pour transférer et maintenir cette eau dans les sols. Respecter l’écologie de nos montagnes, véritables capteurs, réservoirs naturels et épurateurs d’eau de pluie s’impose également.


Nos toits doivent également récolter une eau de pluie qui devra être plus activement protégée de la pollution atmosphérique et réutilisée pour des utilisations domestiques, voire industrielles. 

La notion d’eau virtuelle, c’est-à-dire la quantité d’eau qu’il est nécessaire pour produire tout produit ou service doit également être au cœur de notre développement durable. Il faut par exemple consommer 7 litres d’eau pour produire une bouteille d’eau minérale ; environ 18 litres d’eau par litre d’essence nécessaire à son transport. L’empreinte hydrique est un critère à ne plus négliger.


Enfin, à l’instar de l’énergie, les plus grands chantiers de cette lutte pour notre survie hydrique réside dans une lutte drastique contre le gaspillage et plus particulièrement les fuites d’eau ; cela représente un filon très important à mettre en valeur. Dans la même perspective, l’épuration et le traitement des eaux usées est aussi importante, autant que de veiller à limiter les pollutions en amont, c’est-à-dire dès la composition chimique de nombreux produits et consommables que nous utilisons régulièrement. 


Une tarification plus juste de l’eau est aussi une mesure salutaire ; mais il faudrait, d’un autre côté, que la qualité du service s’améliore en conséquence et que les plus démunis puissent toujours accéder une eau de qualité à un prix adapté à leurs revenus.

Quid de la disponibilité pour l’agriculture et les autres secteurs économiques ? Quel serait l’impact de l’utilisation des nappes phréatiques pour l’agriculture dans le Sud sur la préservation de ces ressources ?

Nous mobilisons déjà 70% de notre eau disponible pour une agriculture encore si peu durable, qui n’est pas encore assez performante et pratique des méthodes d’irrigations si peu rationnelles. Seulement 30% de notre surface agricole utile est concernée par les eaux de pluie, il est donc clair que cela passera par une modernisation tant technologique qu’ontologique de nos pratiques agricoles. Elle devrait, à mon sens, miser bien plus sur la qualité et le choix des semences et se soucier de la santé des sols plutôt que des quantités d’eau arrosées. 

Une surexploitation irresponsable de ces nappes ne fera qu’accentuer leur salinisation et favoriser leur pollution. Beaucoup voient notamment dans l’Albien une manne hydrique considérable. Mais cela doit-il nous dédouaner pour autant de la prudence et encore plus de faire preuve d’une sobriété créative ? N’oublions pas que cette exploitation est conditionnée par des contraintes géologiques, techniques, financières et environnementales qui sont loin d’être anodines. Ne serait-il pas plus sage de s’appliquer en premier lieu à restaurer la couverture végétale ainsi que les sols de la zone tellienne du territoire au lieu d’importer finalement dans le Sud des techniques et une mentalité qui ont favorisé la désertification du Tell ?  

 

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