En Chine, des femmes se racontent à travers leurs tatouages

07/03/2023 mis à jour: 21:32
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Depuis plus de deux ans, la tatoueuse chinoise Song Jiayin donne la parole à ses clientes : des centaines de témoignages sont désormais en ligne, reflétant leurs souvenirs, leurs espoirs mais aussi leurs craintes. Un coucher de soleil, un utérus finement stylisé, un animal domestique adoré : les dessins qu’elle grave sur leurs corps sont aussi variés que les motivations poussant des femmes à se faire tatouer. Dans un pays aux espaces d’expression féminine de plus en plus réduits, un tatouage est aussi synonyme d’émancipation. «Quand tu choisis de te faire tatouer, quand tu choisis une image différente à mettre sur ton corps, en réalité tu agis pour dire ‘‘Je contrôle mon corps’’», assure Song Jiayin, 39 ans.

En Chine, le Parti communiste au pouvoir a longtemps voulu exercer une mainmise sur le corps des femmes, notamment en imposant la politique de l’enfant unique, depuis abandonnée. Et depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012, la répression s’est accentuée contre les activistes féministes. Des ONG ont été dissoutes, des figures du mouvement arrêtées, leurs comptes sur les réseaux sociaux suspendus. Dans la société comme dans les médias d’Etat, les valeurs conservatrices restent la norme : la femme est surtout jugée sur son apparence et son rôle de mère. Song Jiayin, qui se revendique féministe, a lancé son projet de recueil de témoignages avec l’idée de donner la parole aux femmes. «Je veux leur donner une plateforme plus grande, pour que plus de gens voient ce qu’elles veulent exprimer», dit-elle.  Ses vidéos, rassemblées sous le titre 1000 filles et publiées sur un réseau social chinois très populaire, commencent toutes par la même question, idéale pour briser la glace: «Quel est ton signe astrologique?» La conversation qui suit se fait plus profonde, les femmes interrogées laissant entrevoir leurs pensées intimes sur la santé mentale, les questions de genre, leur angoisse de vieillir, ou encore le décès de leurs proches. Dans le studio de la tatoueuse, rempli de livres, Liao Jingyi, 27 ans, est toute excitée à l’idée de faire partie du projet, mais aussi de recevoir son premier tatouage. Allongée sur une table, son jean retroussé d’un côté, elle retient sa respiration pendant que l’aiguille passe sur sa peau, faisant peu à peu apparaître sur son mollet les contours de vagues déferlantes et d’un rocher. Elle a eu l’idée après une conversation avec un professeur qu’elle admirait à l’université. Il lui a dit qu’elle devrait essayer d’être «un rocher dont les bords n’ont pas été usés».  Certes, les tatouages ne sont plus rares dans les quartiers riches des villes chinoises, mais pour une femme, franchir le pas reste compliqué. Etre tatouée ou afficher un look non conventionnel reste regardé avec mépris par les plus conservateurs. Le suicide d’une jeune femme, victime de harcèlement en ligne après avoir publié une photo d’elle avec des cheveux teints en rose, a révélé à quel point la pression de la société chinoise sur les femmes reste forte. «Quand une femme ne se conforme pas aux règles, elle est attaquée, on met en doute sa moralité... c’est du sexisme dans sa pire forme, qui trouve ses racines dans l’inégalité hommes-femmes», explique à l’AFP l’écrivaine Lijia Zhang.

Beaucoup de clientes de Song Jiayin racontent que leur tatouage leur a permis de défier les conventions, à la fois chez elles et sur leur lieu de travail. Une trentenaire qui a choisi un arc-en-ciel comme motif a ainsi témoigné avoir renoncé à se faire tatouer plus jeune car son petit ami menaçait de la quitter. Une docteure, qui a demandé un dessin inspiré des hortensias violets de ses grands-parents, a raconté que dans l’hôpital où elle travaille, de nombreux patients considèrent qu’un médecin tatoué «ne semble pas assez responsable». La tatoueuse se souvient avoir été marquée par une quadragénaire qui lui a dit : «J’ai été une mère, une épouse, maintenant est-ce que je peux être moi-même et avoir le tatouage que je veux?»  Près de son coude, Song Jiayin porte un tatouage qui a une signification spéciale : une chaîne brisée, en hommage à Xiaohuamei, une femme retrouvée l’an dernier, dans la campagne chinoise, portant une chaîne et un cadenas autour du cou. Victime présumée de trafic d’être humains, elle a ému le pays.

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