«Celui, qui, vivant, ne vient pas à bout de la vie, a besoin d’une main pour écarter un peu le désespoir que lui cause son destin.»
La main fragile de Kafka, comme une brindille à peine naissante sur un arbre malmené par les quatre volontés capricieuses d’un vent tyrannique, n’en demeure pas moins le confluent où conflue tout le génie exceptionnel de l’auteur de La Métamorphose, et aussi, de sentiment d’humanité, de tendresse et de pitié. Sensitif et affectif, Kafka est aux antipodes de ses trames romanesques où l’oppressant se le dispute au cauchemardesque, dans un tissage de personnages absurdes, l’angoisse kafkaïenne d’un monde qui a perdu son âme. Mais celui, qui, vivant, ne vient pas à bout de la vie, a besoin d’une main pour écarter un peu le désespoir que lui cause son destin, dixit Franz Kafka dans son Journal.
Cependant, qui sont les âmes qui ne viennent à bout de leur vie ? N’est-ce pas ceux qui ont besoin d’une main pour écarter un peu le désespoir que leur cause leur destin ? Protéiforme est Kafka dans son Journal, bien que l’auteur nous reflète dans son miroir sombre et non un mouroir pour une vie, certes courte, mais prolifique à la fois dans son flanc joyeux et son côté triste, toutes les pérégrinations faites par l’auteur à l’intérieur de son être, et dans les sentiers que empruntent ses semblables : des êtres confrontés à de perpétuels questionnement sur l’absurde que les hommes cultivent avec un incommensurable aliénation, transférant ainsi l’affection et la sympathie en tares congénitales, ou en malédiction pour les âmes au sens éveillé de responsabilité envers les autres. Ce journal, c’est tout l’ennui de la vie et le salut qui l’éclaire. Kafka s’ennuie de la vie, de ses guerres, de ses maladies, de la mort qui ne cesse de pointer son sale museau pour renifler l’odeur de la mort sur le corps d’un monde qui ne cesse mourir dans l’absurde et la dépression. «Nous avons été chassés du paradis mais le paradis n’a pas été détruit pour cela», écrit Kafka dans son Journal.
Ce paradis que l’on doit retrouver sera d’autant plus beau qu’on revient de loin. L’œuvre de Kafka n’est nullement une terre de désolation, incapable de renaître de ses cendres, mais ne perds jamais de vue ces êtres faméliques qui, dans leur insaisissable faim, ne succombent pas aux appels incessants de la mort. Ils continuent à tendre leurs bras pour la sauver du naufrage des temps perdus. Et comme celui qui garde la capacité de regarder la beauté ne vieillit jamais, Kafka explore le domaine du beau, de l’angle de la laideur : pas de la laideur du corps, mais celle de l’esprit. Et pour sortir des ténèbres et de leur pouvoir soporifique, il faut cultiver la lumière dans sa propre âme en luttant contre sa propre sa condition et les absurdes qui l’ont créé.
Le silence, la peur, la solitude, la douleur, la fragilité et la mort
«Ce journal, c’est t tout l’ennui de la vie et le salut qui l’éclaire»
Silence, dépossède-moi de ma peur !
Solitude, guéris ma douleur !
Fragilité, n’est-tu pas un fruit hâtif de ma mort ?
Peur, pourquoi es-tu silencieuse devant ma solitude ?
As-tu peur que ma fragilité entraîne ta mort,
Et que tout l’ennui de ma vie s’éclate en un sursaut de
Colère sur mon existence en jachère ?
La souffrance de Kafka émerge dans l’intégralité de ses œuvres, malgré l’humour incessant qui semblait l’atténuer. La souffrance de Kafka, silencieuse et existentialiste, se morfond dans un rire de misère. Et comme le dixit l’adage populaire : le rire de la misère est pire que la mort. Kafka, au-delà de sa souffrance tue, il cultive la solitude pour guérir sa douleur. Une solitude, dont le fruit est une incommensurable œuvre et Le Journal est le jaillissement caché d’une âme en détresse. Kafka est resté toujours silencieux devant sa solitude, œuvrant pour les libérer les autres de cette mort lente, de cette usure qui ronge l’esprit jusqu’à le rendre aveugle, le traitant tel un corps moribond pour un naufrage dans les abysses de la folie. La solitude de Kafka n’était qu’un remède palliatif pour un mal profond. Elle état aussi (la solitude) antidote puissant pour les souffrances du corollaire de la solitude, le silence.
La peur de Kafka, si profondément ancrée dans son œuvre, de partir vers le monde de l’éternelle absence sans que sa fragilité ne soit vaincue, et sans que celle -ci entraîne sa mort hâtive. Kafka a perdu son duel contre la mort, car, mort à la fleur de l’âge comme une hirondelle qui ne vit qu’un seul printemps. Mais une hirondelle, qui, malgré son éphémère vie, égaye la saison des toutes les révolutions de son chant de liberté. Ainsi est Kafka : emporté très jeune par la faucheuse des hommes, tout l’ennui de sa vie s’est éclaté en un sursaut de colère, non pas en vie de jachère, mais en génie d’un homme qui sait panser les blessures de ses lecteurs, tout en laissant les siennes ouvertes pour que l’absurde ne l’emporte pas sur la raison et l’amour sur la haine. L’amour, c’est que tu sois pour moi le couteau avec lequel je fouille en moi, écrivait Kafka.
C’est avec ce couteau d’amour, si aiguisé et si fin, que Kafka a fouillé dans son âme la lumière de son génie, dont la moisson est intemporellement illuminée.
Par Arezki Hatem