Pour écrire, chaque élève avait droit à une planchette en bois avec de la craie blanche. Quand on faisait une faute, on recevait des coups que le mouadeb nous infligeait sur la plante des pieds avec un bâton ou une lanière.
A un âge plus avancé vers 7 à 10 ans, l’enseignement consistait à respecter la Sunna, c’est-à-dire les traditions du Prophète, à lire des sourates par cœur. Je ne me rappelle pas si l’enseignement était sur l’indépendance de l’Algérie. Toujours est-il que mon père préférait l’enseignement primaire appelé mecid dans une école coranique, sous la direction d’un mouadeb (instituteur), tandis que mes deux frères m’obligeaient à faire mes classes du primaire dans une école laïque française.
Si bien que pendant toute la semaine, j’allais à deux écoles arabe et française, l’une près de la Synagogue Djamâa Lihoud et l’autre à la rue Soudan, à la Basse Casbah. Le soir après l’école, j’allais dans les cafés maures vendre mes cigarettes. Je gagnais beaucoup d’argent à l’époque. Ce n’était pas une flânerie, mais une nécessité alimentaire pour nourrir ma famille. Je garde un souvenir empreint de crainte et de respect de mon défunt frère Laâdi avant qu’il ne soit emprisonné.
Dès qu’il avait vent que je vendais des cigarettes, il m’enfermait dans sa chambre, mettait la radio à fond et me donnait une de ces raclées que je ressens jusqu’à ce jour. Je sanglotais, criais et appelais à l’aide ma mère. Aucune réaction de sa part, ni de mes sœurs d’ailleurs. Elles avaient peur d’intervenir, car elles étaient au courant de mes activités extrascolaires. Mon frère Laâdi me demandait de recopier 100 fois, par exemple : «Je ne dois pas vendre de cigarettes » et m’envoyait au piquet pendant une heure ou plus selon la gravité de la faute.
Les jeux d’enfance, nous, les yaouleds, les concevions nous-mêmes, avec un rien ou presque, car n’étant pas riches pour les acheter chez le colonisateur français. Tous ces anciens jeux, que nos enfants ne connaissent pas aujourd’hui, n’occasionnent ni dépense ni investissement. Ces jeux étaient notre propre création et fierté. Le colonisateur nous poussait à fabriquer nos propres jouets et faisait barrière aux jeux des Français de souche, nous les enfants indigènes de seconde zone.
A cette époque, nous, les Yaouleds, étions très attachés à nos rues, nos cafés, nos bains maures, nos plages, nos fontaines, nos bêtises, tous ces jeux gratuits et nous étions conscients de notre pauvreté. Ni fables de la Fontaine, ni puzzle, ni livres d’enfant, ni jouets musicaux, ni jeux de société, ni écoles Montessori, ni nounous, ni théâtre, ni photos sur le frigidaire… Nos parents n’avaient pas de télévision ni de machine à laver Bendix. Nos bains, c’était dans un bac en zinc qui servait en même temps pour laver et essorer les langes. Nos repas essentiellement à base de semoule (assida algérienne), bouillie à base d’huile d’olive ou de beurre, agrémentée de sucre ou de miel, sans la Blédina trop chère pour nos parents.
Les loisirs urbains, c’étaient pour les enfants des colons un paradis dans leurs fermes (animaux, chevaux, arbres du jardin…) et les squares et jardins pour les citadins. Le pique-nique en famille dans la forêt de Baïnem, le Parc de Galland et le Jardin d’essai pour les Algérois, promenade de L’étang à Oran, boulevard des Orangers à Blida, rue Caraman qui menait à la place de la Brèche à Constantine, la «Jérusalem du Maghreb». Et en hiver, le ski à Chréa pour les enfants européens. La seule joie des yaouleds, ce sont les plages gratuites sur tout le littoral algérien. Mon passe-temps préféré c’était jouer au bord de la mer à Bab El Oued, à Remilet Laâwad (Bains des chevaux) et nager au port d’Alger, l’Eden, La Rascasse, La Vigie et La Crick. Je rentrais à la maison mouillé et changeais aussitôt de maillot dans les toilettes en cachette de mes parents.
Pour nous les Yaouleds, il n’y avait ni joie de la campagne, ni pique-nique, ni parc, ni promenade, ni piscine, ni skis, mais nous étions heureux malgré notre misère matérielle et affective mais libre par la suite d’avoir la niaque pour essayer de s’en sortir et crier vengeance par les armes sans les larmes sur le colonisateur français.
On a grandi dans la violence de la guerre mais heureux dans l’insouciance d’un Yaouled des rues. On a peut-être enlevé une partie de notre enfance, ce n’est pas grave, ce n’est pas la faute à nos parents mais au système colonial. On a grandi trop vite pour notre époque, mais sensibilisé très tôt à l’injustice sociale et une expérience de la misère. Ce qui fera de nous, gamins des rues, les errants, les révoltés, les chapardeurs, les proxénètes, les frustrés, prêts à prendre le maquis ou faire des attentats dans les rues d’Algérie pour l’humiliation subie d’une enfance «irrégulière».
Né dans la rue , dans un territoire «ensauvagé», effacé et dépouillé de son humanité, gentil, non violent, souriant, enfant de la misère, de la destruction des sociétés traditionnelles, de l’exode rural accentué par la guerre et des bidonvilles, des agglomérations urbaines coloniales, le yaouled deviendra «un émeutier en puissance… assoiffé de justice sociale, un client privilégié du nationalisme algérien», agent de liaison, agitateur des masses, un chouf chouf (guetteur) ... Vivant dans des gourbis (grabas) à la périphérie des grandes villes, c’est de là que viendront des émeutes des grandes manifestations anticoloniales du 11 Décembre 1960 et faire triompher les idéaux du FLN. Les enfants des rues se sont retrouvés aux avant-postes de la lutte contre l’ordre colonial, qu’il s’agisse de délivrer des messages à des agents du FLN, de leur livrer des armes ou bien de se mettre aux discours nationalistes.
A l’exemple du Petit Omar (Yacef Omar), 13 ans «mue du yaouled » qui incarne une nouvelle génération d’enfant se levant contre le colonialisme et de l’orgueil national de continuer la lutte pour l’indépendance. Des jeunes comme Amar Ali alias Ali la Pointe, Hassiba Ben Bouali et d’autres anonymes vont se révolter contre l’humiliation, l’injustice, le racisme et cette vie de privations, de douleur et de peines propres à l’intrusion coloniale.
En 1955, mon frère Laâdi et M’hamed Issiakhem ont participé au Ve Festival Mondial de la jeunesse à Varsovie pour représenter l’Algérie suite à une invitation du PCA (Parti Communiste Algérien). Mon frère âgé de 18 ans a été l’un des premiers à brandir le drapeau algérien sur la Place centrale de Varsovie et M’hamed Issiakhem le pionnier de l’art moderne algérien à exposer son œuvre «Le Cireur», représentant un yaouled avec sa boîte à cirage, mais en l’inversant, apparaît un jeune Algérien avec une mitraillette à la main.
A l’indépendance de l’Algérie, en février 1963, une histoire émouvante à la Salle Pierre Bordes (actuellement Ibn Khaldoun), Hadj Omar le demi-frère de Amraoui Missoum, précurseur de la musique moderne algérienne, lui-même né à La Casbah, orphelin de père, cireur de chaussures, garçon de café et chanteur interpréta : « Des roses blanches pour ma mère».
C’est la dramatique histoire d’un gamin cireur de La Casbah à la recherche de médicaments pour sa mère gravement malade. Devant des spectateurs en larmes accompagné de you-you, le président de la République algérienne Ahmed Ben Bella, présent dans la salle, entourée de Bachir Boumaza, Houari Boumediene et d’autres responsables politique, monte sur la scène et annonce la décision de mettre fin à la situation des enfants cireurs, symbole de l’humiliation coloniale. Ces derniers, présents dans la salle, vont détruire leur boîte de cireurs sous les applaudissements de la salle et un concert de youyou.
Le président algérien décide de mettre en place un vaste programme éducatif et de vider les rues d’Algérie de ces cireurs. C’est là tout le but de l’opération «Enfants cireurs», destinée à donner un foyer et un avenir à ce «sous-prolétariat enfantin» que le gouvernement algérien va lancer. Ainsi 200 Yaouleds ont symboliquement détruit leurs boîtes à cirage, arrosées d’essence sur les dalles de la place des Martyrs d’Alger. Tous verront leurs familles indemnisées et seront orientés vers des centres de réinsertion, où ils seront logés, nourris, blanchis et formés pour des métiers plus honorables. La reconversion des 200 premiers yaouleds s’est faite de façon symbolique en les installant à Sidi Ferruch, dans l’ancien camp où les parachutistes français faisaient l’école de la guerre.
Maurice Chevalier avec sa chanson Ali Ben Baba reflète bien l’esprit colonial de l’époque : «Dans la ville d’Alger / On voyait circuler/ Un tout petit cireur / Joli comme un cœur / Il cirait par-ci / Il cirait-par-là / Toujours bien lavé… »
Non, à l’oubli de ces Yaouleds, car plus confortable, ici et là- bas, de les effacer des mémoires collectives et de l’histoire de la guerre d’Algérie. Non à l’oubli du cireur sans chaussures ou du porteur de couffin, scanné dans nos mémoires collectives. L’enfance musulmane irrégulière, humiliée durant la période coloniale est occultée par les historiens des deux rives de la Méditerranée.
Ce 1er juin 2023, Journée Internationale de l’Enfance, les médias ne citeront sûrement pas l’histoire triste de ces fameux Yaouleds algériens durant la période coloniale comme d’ailleurs celui de «l’Autre 8 mai 1945» du génocide Constantinois.
La Casbah joyeuse est en moi et c’est ma mémoire, je la revisite toutes les nuits et je n’arrive pas à l’oublier.
Aujourd’hui, en Algérie, les Yaouleds ont été remplacés par des grands hommes parmi eux des cadres de la nation algérienne, des médecins, des ingénieurs mais aussi par des métiers improvisés comme «parkingueurs», «parasoleurs» sur les plages, vendeurs de galettes sur les routes des grandes villes, hittistes, trabendistes, harraga vers l’autre rive de la Méditerranée ou par des enfants issus de l’immigration, comme guetteurs ou dealers.
Au Panthéon de l’oubli, nos braves Yaouleds de la guerre d’Algérie doivent rejoindre Maqam Echahid, «un identifiant de l’identité d’un peuple».
Tout Algérien doit être fier de son passé. L’oubli de nos misères est impossible, c’est cimenté dans nos mémoires. «Oulache Smah Oulache» (pas de pardon) au colonisateur français pour l’humiliation de nos yaouleds et l’exploitation ignominieuse de la prostitution durant la colonisation française.
Le principe fondamental de ce jour de commémoration du 1er juin 2023 est de «ne laisser aucun enfant de côté» et de «bâtir un monde dans lequel tous nos enfants auront la possibilité de réaliser pleinement leur potentiel et de grandir en bonne santé, dans la paix et la dignité».
Par le docteur FLICI OMAR
Gynécologue-obstétricien.