Chafik Gasmi. Architecte et designer : «L’Algérie, par extension l’Afrique, peut être le laboratoire de la création de la ville du futur»

27/01/2024 mis à jour: 00:11
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L'architecte Chafik Gasmi à Batimex 2 (photo : el watan)

-Vous avez évoqué le manque d’artisans en Algérie. Comment améliorer la construction dans le pays ?

Il ne s’agit pas d’être résigné. Si je suis architecte, c’est que je pense qu’on peut construire un monde meilleur. C’est mon principe. En revanche, il ne faut pas le faire en dépit et au-delà de ce qui existait. Aujourd’hui, malheureusement, nous avons perdu le tissu artisanal pour faire de l’habitat individuel, mais nous avons un tissu industriel ou semi-industriel sur lequel il faut s’appuyer. Il est plus compliqué de construire des petites maisons que des ensembles d’unités. Il y a donc deux stratégies. La première est de s’appuyer sur ce qui existe et qui fonctionne. Il s’agit d’introduire un volant qualitatif, d’abord tester avant de passer à la quantité.
 

-Comment ?

Ce que j’ai appris dans le monde du luxe, c’est qu’avant de faire quelque chose de parfait, il faut d’abord effectuer des tests à petite échelle, introduire des améliorations. Si on constate que le produit fonctionne du point vue constructif, de l’usage et de la pérennité et que des garanties existent, on passe alors à la fabrication en maîtrisant les coûts. Il s’agit aussi de maîtriser la qualité et le cadre de vie. On modélise en petit.
 

-Qu’en est-il de la deuxième stratégie ?

Il faut aider les gens qui construisent pour eux-mêmes en créant des modèles qui sont faciles à répliquer. Mes parents veulent refaire leur maison. Nous n’avons pas trouvé d’artisans. Et quand nous les trouvons, les délais sont incroyables. On ne maîtrise pas la chaîne d’approvisionnement, on ne maîtrise pas les délais de réalisation et on ne maîtrise pas les équipes. On essaie de réfléchir à quelque chose qui peut fonctionner, qui produit de la qualité, qui est réplicable et qu’on va pouvoir mettre à la disposition des gens qui veulent construire leurs propres maisons.
Ne faut-il pas améliorer la formation des architectes, des ingénieurs et des urbanistes ? On a l’impression que cette formation se base sur des schémas anciens...

Ce problème existe dans tous les instituts d’architecture dans le monde. La formation est toujours décalée. C’est peut-être lié au métier d’architecte. Ce n’est pas un métier nouveau mais de ce qui fonctionne. Et ce qui fonctionne doit passer le temps. On ne fait que ce qu’on est garanti de pouvoir faire, qui est viable et qui tient. On a donc tendance à s’appuyer sur des recettes anciennes. Ce n’est pas forcément un mauvais choix. En revanche, il est important de questionner ces savoirs-faires anciens et ces méthodes de réflexion.

A ce niveau-là, il y a peut-être un enjeu. Objectivement, je travaille avec de jeunes architectes algériens, je n’ai pas l’impression qu’ils souffrent d’une mauvaise formation. Je trouve plutôt qu’ils sont bien formés, c’est juste qu’il n’y a pas de conditions d’exercice qui leur permettent de parfaire leur formation. Il faut qu’ils trouvent des projets ou qu’on leur en donne. Il faut valoriser le métier d’architecte. Et pour l’évaluer, il faut être capable de mesurer qualitativement l’apport de l’architecte. Aujourd’hui, les outils de mesure ne sont pas qualitatifs.
 

-Pourquoi ?

On annonce souvent la construction d’un nombre de logements, de mètres carrés et de surfaces, mais on ne parle pas de la production de la qualité de vie, de modes de vie ensemble, d’espaces culturels. Ces aspects et indicateurs qualitatifs doivent être mis en valeur. Ils permettent de rétribuer dignement un architecte pour qu’il puisse exercer son métier, travailler son œuvre.

-Creative Lab est votre société algérienne liée à Chafik.Studio. Quels sont ses objectifs actuellement ?

L’existence de Creative Lab exprime l’idée de montrer. Les gens disent que je ne suis pas le premier qui a des idées et qu’à la fin, il ne fait rien puisqu’il est installé en France. J’ai tenté l’expérience par le passé, mais ça n’a pas marché parce que j’étais trop loin. Je suis revenu en Algérie et j’y suis resté trois ans ; simplement, je dépendais de la commande publique, des autres pour faire. 

Là, pour éviter le fait d’éloignement, de penser ailleurs et de réaliser ici, et pour éviter le fait de non-maîtrise puisque les autres décident à notre place, nous avons créé Creative Lab pour mener des projets pilote à une échelle qu’on maîtrise. Nous sommes nous-mêmes les donneurs d’ordres. Je construis la maison de mes parents comme exemple de ce qu’on peut construire en Algérie d’une manière qualitative et en faisant appel à des techniques simples et qui sont disponibles. On va mesurer, évaluer, filmer, photographier, documenter... Et ça marche, on va donner la recette aux autres pour faire pareil.
 

-Et comment était votre expérience en Algérie pendant trois ans ?

Une expérience est toujours bénéfique. Malheureusement, je n’ai pas pu mener à bien tous les projets que j’avais. Par contre, j’ai beaucoup appris. Aujourd’hui, je mets à contribution toute cette expérience dans les projets futurs pour l’Algérie.
 

-Quels projets voulez-vous réaliser en Algérie, justement ?

Premièrement, je ne veux pas travailler seul. A l’échelle de la ville et du pays, je me suis entouré. Nous avons constitué un groupe d’experts algériens établis en Algérie et de la diaspora de réputation et de qualité mondiales. Nous allons travailler comme un think tank, une force de réflexion qu’on met au service de notre pays. L’idée est d’accompagner les décideurs à recréer de l’espace public, à créer un mieux vivre ensemble. Il ne s’agit pas simplement d’une réponse à une question d’un pays en voie de développement mais de dessiner les prémices du vivre ensemble dans le futur. L’Algérie, par extension l’Afrique, peut-être le laboratoire de la création de la ville du futur. La cité du futur est celle qui lie l’humain à la nature, qui lie les humains entre eux, quelles que soient leurs différences culturelles ou sociales, dans un espace partagé, heureux.
 

-Quelles observations faites-vous sur les quartiers construits actuellement en Algérie ?

Akli Amrouche (architecte et urbaniste, patron de la plateforme Warchatic) fait un travail formidable sur la requalification des quartiers non finis ou ceux de l’autoconstruction. En Algérie, il y a plusieurs problématiques, la plus grande est liée aux quartiers de «non droit» (constructions anarchiques). 

Que faire de ces quartiers ? La méthodologie que nous préconisons est de ne laisser personne au bord de la route. Tout le monde a le droit de fabriquer la ville. Ce qu’il faut, c’est de mettre en place les conditions pour que chacun puisse s’y retrouver. L’Etat aura son mot à dire en tant que régulateur. Et le citoyen profite et partage des services, des espaces communs, des équipements. Le citoyen doit également contribuer à produire de la qualité de l’espace et de la relation avec cet espace. 

 

Propos recueillis par  Fayçal Métaoui
 

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