Une dizaine de cadavres de requins éventrés, échoués sur le sable: c’est le spectacle lugubre qu’ont découvert fin février des scientifiques alertés par des promeneurs sur une plage de la région sud-africaine du Cap. «D’autres cadavres se sont échoués plus tard dans la semaine. En tout, nous avons trouvé vingt requins, dont dix-neuf de l’espèce plat-nez», raconte Ralph Watson, biologiste marin de 33 ans, de l’association Marine Dynamics. Principaux suspects : les orques Port et Starboard (Bâbord et Tribord en anglais), bien connues des locaux, repérées trois jours auparavant au large de Gansbaai, petit port de pêche situé à 160 km à l’est du Cap. Cette tuerie n’est que leur dernier fait d’armes: le duo, reconnaissable à leurs nageoires dorsales tordues, se spécialise dans la chasse aux requins. Alison Towner, experte requins à l’association Dyer Island Conservation Trust, a pris part aux autopsies. Tous les squales portaient des «marques de râteau» caractéristiques de morsures d’orque sur leurs nageoires pectorales, et leur foie était «manquant», analyse-t-elle. «C’est la première fois que les orques chassent cette espèce de requins dans cette zone précise», note la chercheuse. Mais le duo infernal, qui sévit depuis plusieurs années, est notamment incriminé dans la fuite du grand requin blanc de certaines régions au large du Cap. Port et Starboard arrivent près du Cap en 2015. Elles chassent d’abord des requins plat-nez puis, à partir de 2017, s’attaquent aux grands requins blancs. Leur technique est «chirurgicale»: travaillant en équipe, elles déchirent la poitrine pour accéder au foie, organe «très nutritif, riche en lipides», explique Ralph Watson. En octobre 2022, des images aériennes impressionnantes publiées par des scientifiques montraient cinq de ces prédateurs noirs et blancs, dont Starboard, encercler puis éventrer un grand requin blanc. Ce comportement est très inhabituel. Les orques chassent normalement des dauphins dans ces eaux. Selon Simon Elwen, chercheur et directeur de l’association Sea Search, les premières observations suggèrent que Port et Starboard «viennent probablement d’ailleurs: d’Afrique de l’Ouest ou de l’Est, ou encore de l’océan Austral, on ne sait pas vraiment». Contrairement à leurs congénères, qui restent au large, les deux orques sont particulièrement «côtières». Elles ont été observées «de la Namibie à la région de Port Elizabeth», quelque 800 km à l’est du Cap. L’attaque filmée en 2022 a inquiété les scientifiques sur les risques de «transmission culturelle» entre ces animaux très intelligents. «Il s’agit désormais d’une menace supplémentaire pour les populations de requins sur les côtes sud-africaines», affirme Alison Towner. Mais l’impact de Port et Starboard reste limité. «C’est très choquant à voir parce que soudain, cela se passe sur nos plages, mais des centaines de milliers de requins sont victimes de la pêche chaque année», tempère Ralph Watson. Voir un animal en voie de disparition attaquer une autre espèce menacée est «frustrant», admet Simon Elwen. «Mais deux orques individuelles ne vont pas anéantir une espèce».