Evocation / La deuxième mort de Taleb Abderrahmane

10/06/2025 mis à jour: 02:23
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Le Cercle du martyr Taleb Abderrahmane a perdu son lustre d’antan -- photos : dr/archives

Il a été guillotiné le 24 avril 1958. Il a donné sa vie pour que vive l’Algérie, et l’Algérie indépendante a honoré sa mémoire en gravant dans le marbre son nom et la date de son martyr. 

Sur la grande avenue Didouche Mourad, au numéro 2, un local a longtemps servi de lieu de rencontre pour les étudiants d’Alger ou de passage à Alger. Beaucoup, avant d’en franchir le seuil, s’arrêtaient un instant pour lire l’inscription gravée sur la plaque en marbre rivée sur la façade : «Au nom de Dieu le Clément, Le Miséricordieux. 

En ce jour 29 moharam 1435 de l’Hégire, correspondant au 12 novembre 2015 de l’ère chrétienne, le wali d’Alger a eu le privilège de procéder à la réouverture à Alger-Centre du Cercle Taleb Abderrahmene. 

Taleb Abderrahmene est né le 05  mars 1930. Il est mort en martyr le 24 avril 1958». 

Hélas, ce lieu qui aurait dû rester ce qu’il a été pendant longtemps : le Cercle Taleb Abederrahmane, qui aurait pu être érigé en bibliothèque proposant aux visiteurs des ouvrages relatifs  au combat et au sacrifice de celui qui, tiré de sa cellule à l’aube, l’aube des fins dernières -  marcha vers la planche scélérate en chantant, droit et ferme, l’hymne à la liberté, l’hymne à l’Algérie, faisant vibrer le cœur de La Casbah, faisant tordre les entrailles d’ Alger  d’un cri de douleur immense et poignant. 

Ce local, qui aurait dû être un lieu de recueillement et de souvenir, un lieu de mémoire, un lieu de rappel du plus horrible des crimes : celui qui consistait à couper un être humain vivant en deux, a été pendant quelques temps géré par la wilaya d’Alger pour ses hôtes, passe encore, s’agissant de l’Etat. Maintenant, il est sur le point de subir une autre destination : il va devenir un temple d’un autre genre, un temple de la grande bouffe. 

L’«Assiette - Algéroise» ! Cédé à un particulier. Au moment même où nous sommes sommés d’effacer nos souvenirs, de taire les plaies de notre mémoire,  au moment où l’anti-Algérie se déchaine, principalement sur la question mémorielle, voilà que nous voyons  le  nom d’un  héros emblématique, présent depuis longtemps  au cœur d’Alger, bientôt caché par les fumées chargées de graisses  de  la cuisine. Ayez au moins la pudeur de déceler le marbre qui porte le nom du supplicié et de le remiser   dans quelque sombre caveau, ainsi Taleb Abderramane aura été tué deux fois. 

Dans la foulée, enlevez également l’autre plaque, celle qui rappelle l’acte de résistance accompli par la grande moudjahida Fadela Ati’a. Il serait indécent que ces deux marqueurs d’histoire servent de faire valoir à un lieu désormais orphelin de sa vocation première. Comble du passé outre, c’est au lendemain de la date anniversaire du 19 mai 1956 que ces choses s’accomplissent. Le 19 mai 1956, date à laquelle Taleb Abderrahmane avait rejoint la résistance, comme des milliers d’autres étudiants. 

Dans la vie des peuples, il y a des évènements extraordinaires, des actes remarquables, des noms exemplaires qui font le consensus chez le plus grand nombre et qui deviennent ainsi un patrimoine commun, un totem immense, un cimetière indivis qui renforcent les liens de la nation et la rendent forte et unie dans les épreuves. Les filles et les fils de l’Algérie profonde, celle des espaces immenses, des ruelles des villes, des chaumières modestes ou des façades cossues inspirés, enflammés par l’exemple des martyrs, des vaillants, des forts, ont su rester debout et vaincre quand la trilogie du malheur avait failli récemment emporter le pays. 

La vie et le parcours militant de Taleb Abderrahmane ont été exemplaires. Artificier de la Zone autonome d’Alger, il a créé les ateliers de fabrication des engins qui ont provoqué la panique au sein des milieux colonistes français. Le proconsul Robert Lacoste, le ministre résident, l’homme du «dernier quart d’heure», désespéré de ne pas pouvoir mettre fin à la série d’attentats qui secouaient la capitale - des dizaines par jour - et dû faire appel à la dixième division parachutiste du général Massu. 

L’ordre numéro un du général, l’ordre prioritaire était : «Retrouver coûte que coûte Taleb Abderrahmane et démanteler les ateliers où étaient fabriquées les bombes». Le reste fut un enchaînement d’évènements qui conduisirent à un constat implacable : impossible de venir à bout de la résistance algérienne. 

Et les petits chemins abrupts, sinueux, chaotiques, sanglants empruntés dans l’ombre par les résistants algériens devinrent le boulevard éclairé qui mena à Evian. Taleb Abderrahmane fut un de ceux qui le construisirent. Impossible de venir à bout de la résistance algérienne !  Taleb Abderrahmane l’avait crié à la face des juges du Tribunal des forces armées : «Lorsque ma tête sera tranchée par le couperet un autre frère sortira de l’ombre à ma place.»  Le 24 avril 1958, Taleb Abderrahmane fut supplicié et des milliers de jeunes aAlgériens sortirent de l’ombre à sa place... 

Aucune argutie administrative ou autre ne devra être recevable pour couvrir le changement de destination du Cercle Taleb  Abderrahmane. Ce lieu anobli par les marbres rivés sur sa façade est devenu un patrimoine. Il doit le rester. Mes frères suppliciés de Barberousse ou de Lambèse, vous dont le sang a été bu par la sciure funèbre, vous dans les crânes blanchis sont exposés sur des étagères dans les musées français de l’horreur qui osera rappeler votre sacrifice, évoquer vos noms si le nom de Taleb Abderrahmane devenait synonyme d’une cuillère et d’une assiette. 

Ce symbole, le Cercle Taleb Abderrahmane, doit être mis en valeur et magnifié et non banalisé et effacé. Le Haut conseil supérieur de la jeunesse entendra, je l’espère, cet appel.    


Par Ali Haroun 

Moudjahid. Défenseur pendant la grande Guerre de libération, devant les tribunaux d’exception français, de nombreux patriotes. Organisateur, avec d’autres militants, dans le cadre de la Fédération de France du FLN du collectif d’avocats dit du FLN.               
 

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