Enquête / Des Pratiques sociales macabres : Les ravages de la sorcellerie

20/05/2025 mis à jour: 11:18
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Troublantes, choquantes, et c’est le moins que l’on puisse dire, étaient les découvertes mises au grand jour dans la foulée de la campagne de nettoyage des cimetières lancée il y a quelques jours un peu partout à travers le territoire national. 

Au-delà d’une marque de respect, cette initiative, fort louable, vise à entretenir le souvenir, à préserver la mémoire de celles et ceux qui nous ont quittés. Sur ces lieux censés être sacrés, réservés au repos éternel de nos défunts, les bénévoles et les représentants de la société civile, assistés par les services de sécurité,  ayant pris part à cette opération de nettoyage ont pu déterrer d’anciennes et récentes tombes, différents objets insolites : talismans, clous, effets vestimentaires, photos de personnes des deux sexes, jeunes et moins jeunes, cadenas, aiguilles, morceaux de linceuls, œufs portant une étoile de David, des organes d’animaux, des serviettes hygiéniques usagées, des substances métalliques, des bouts et rouleaux de papier contenant des textes coraniques écrits à l’encre, avec du sang du cycle (menstruations) ou autres matières organiques.  

Devenue virale sur les réseaux sociaux, la compilation de vidéos «immortalisant» ces trouvailles, servant dans les pratiques de sorcellerie, a suscité de vives inquiétudes, voire un vent de panique générale auprès des populations. Pis, ce qui s’apparente à un scandale moral, un affront, un comportement choquant l’opinion de la société, des médias étrangers s’en sont même saisis de par l’ampleur qu’il a prise à l’international. Il faut dire que les pratiques de sorcellerie et de charlatanisme ne sont pas une particularité algérienne. Elles ne datent pas d’hier non plus. 

C’est un phénomène de société qui a repris son essor après son déclin dans l’Algérie des années 1970, celle portée par le progrès et le modernisme. Aujourd’hui, la régression aidant, les charlatans de tous bords et autres guérisseurs prolifèrent à la mesure de la demande du marché. Saisissant parfaitement l’importance du bénéfice substantiel de ce filon, ils prétendent se substituer à la médecine moderne ou être des faiseurs de miracles pour assouvir leurs féroces appétits mercantiles. Les désespérés ou encore ceux que la médecine s’avère incapable de soulager les souffrances ne sont pas seulement victimes. Ils sont les clients ciblés d’une arnaque à grande échelle, où rien n’est laissé au hasard et où les grands moyens sont mis à contribution. 

Certains «magnats» de la filière ont la mainmise sur de véritables multinationales, dont le service marketing se confond avec une ou plusieurs chaînes satellitaires. Ces nouveaux candidats de l’accumulation du capital ne se départissent pas du principe de Machiavel, en l’occurrence «la fin justifie les moyens». Vendre, c’est l’objectif fondamental de ce qui s’apparente à de solides entreprises où seul le gain compte. Même si la santé mentale, voire la vie du «consommateur» est mise en péril.
Ainsi se bâtissent des fortunes avec une célérité et des procédés singuliers. 

A l’image d’ailleurs de celles provenant des réseaux mafieux, une nouvelle race d’entrepreneurs riches a émergé : les charlatans. Un juteux marché s’est mis en place, et il présente toutes les apparences d’une organisation qui n’a rien à envier aux systèmes de management les plus performants. 

Car des pourvoyeurs, des intermédiaires, des circuits commerciaux et des consommateurs, il en a. Mais quels sont les produits les plus échangés ? A quel type de clientèle ces marchés s’adressent-ils ? Pour les produits : quelques centilitres d’eau de toilette rituelle à 4000 ou 5000 DA, des bouts d’ongles à 2000 DA, une mèche de cheveux à 6000 DA, un morceau de savon jusqu’à 8000 DA, un flacon d’eau de toilette à 3000 et 4000 DA, une serviette jusqu’à 10 000 DA, une aiguille et du fil à coudre à 4000 DA, tels sont les cours qui s’affichent actuellement sur la «bourse» des produits «macabres» et ils fluctuent, eux aussi, au gré de l’offre et de la demande. Macabre, car tous les produits échangés proviennent du monde des morts. Le nombre de dépouilles disparues, détournées ou profanées dans les cimetières est de plus en plus élevé. La dénonciation par les victimes est néanmoins rare.

L’horreur dans toute sa «splendeur»

Et les nouvelles découvertes macabres n’ont fait que remettre au goût du jour l’ampleur prise par le trafic de cadavres et d’organes humains qui sévit dans un silence criant. Elles renvoient à des précédents à marquer d’une pierre noire. En est un exemple la tentative de détournement, en 2014, du cadavre d’une femme extrait tard dans la nuit de la tombe où il fut fraîchement inhumé, dont avait été le théâtre un cimetière de la commune de Azzaba dans la wilaya de Skikda. Manœuvre déjouée grâce à la vigilance du gardien du cimetière, les «rapaces» contraints d’abandonner ce qu’ils étaient venus chercher et de disparaître dans la nature. 

La marchandise (cadavre) devait être livrée à celui qui en avait fait la commande, un charlatan d’un patelin voisin pour 70 000 DA, avions-nous appris, à l’époque, lors de notre enquête à ce sujet. Un cadavre à un tel prix ?  «Un cadavre peut rapporter gros, très gros au charlatan.

 Il suffit d’un kg de poudre de couscous à préparer avec la main du cadavre pour récupérer les 50 000 Da à raison de 5000 à 10 000 DA la cuillère à soupe de couscous, et ce, sans parler de ce que peuvent rapporter les cheveux, les ongles ou encore les yeux ou les dents et même certains organes comme le foie», nous avait-on expliqué. Le cadavre d’une autre femme, la cinquantaine, d’où avaient été retirés le foie et les deux reins, sera découvert par un berger dans la commune de Babar, au sud de la wilaya de Khenchela. 

L’autopsie alors pratiquée ayant attesté de la disparition des trois organes. D’après la population locale, les auteurs de cette barbarie digne des films d’horreur auraient agi pour le compte d’un charlatan. C’est à se demander à quels types de produits ces criminels auraient eu recours aux fins de soins de thanatopraxie (procédé pour le maintien des cadavres et organes mortifères en état de bonne conservation). Autre exemple. 

En 2010, le corps du jeune Kamel, trentenaire, décédé à l’hôpital des suites d’une longue maladie, fut enterré non loin d’un hameau de la localité frontalière de Sidi Fredj, wilaya de Souk Ahras. La sœur aînée du défunt fut appelée en catastrophe, quelques jours après la cérémonie d’inhumation, par une proche venue se recueillir sur la tombe. Sur place, elle découvrira la dépouille à l’extérieur et entreposée dans un coin. Les «visiteurs» devaient en découper les deux mains et en arracher des cheveux et quelques dents. Autant de cas témoignent des permanents tripatouillages, en tout genre, sévissant dans nos cimetières, à l’est du pays en particulier, et ce, bien que les officiels et élus communaux jurent  que «tous les cimetières communaux sont suffisamment sécurisés, que de telles pratiques ne peuvent par conséquent exister». 

Ils seront contredits par cet autre témoignage : «En ôtant la terre pour construire en dur la tombe de mon fils, décédé en 2011 dans un accident de moto en Tunisie, j’ai découvert un petit sac en tissu soigneusement dissimulé dans un coin à même la dalle funéraire. En l’ouvrant, j’ai trouvé un soutien-gorge dont le fermoir était scellé avec du plomb ainsi qu’un sachet de henné. Rentré chez moi, j’ai tout jeté dans la plage de Sidi Salem pour délivrer la pauvre victime de tout mal susceptible de l’atteindre», se souvient encore L. Belhani, un électricien du quartier populaire de Sidi Salem (El Bouni).

Toilette mortuaire, juteux filon

C’est dire que la pratique de la sorcellerie n’est pas une vue de l’esprit, mais bien une réalité dont il ne convient plus de parler au passé. Elle trouve son origine dans l’ignorance conjuguée au désespoir ambiant au sein de la société. «J’ai surpris une vieille dame à laquelle fut confiée la préparation du dîner qui s’activait à saucer les plats destinés aux mariés avec une eau malpropre d’apparence. 

Sous la menace d’être dénoncée aux familles du couple, elle a fini par m’avouer, qu’à la demande de l’une des invitées, moyennant plusieurs milliers de dinars, elle s’était lavé les mains avec un savon récupéré de la toilette mortuaire de sa propre mère. La chorba et le couscous réservés aux mariés devaient en être aspergés. Ces pratiques sont en train de se répandre d’une manière inédite de par l’argent qu’elles génèrent», nous confiait Brahim M., ex-gérant d’une salle des fêtes. 

Enième cas, autres procédés : celui d’un Algérien établi en France, qui, s’isolant dans la pièce où se trouvait la dépouille de sa mère, avait découvert deux photos de jeunes filles glissées dans la bouche, soigneusement cousue de la défunte. La «chargée de mission» s’était, d’ailleurs, elle-même spontanément dénoncée  implique reconnaissance en… euros - lorsque le fils chercherait à savoir laquelle des femmes alors présentes à la cérémonie funéraire avait effectué le rituel de la toilette. «Un trafic immense se pratique à ciel ouvert. 

Outre l’utilisation de tout ce qui se rapporte à la toilette rituelle - savon, eau de toilette, serviettes, aiguille et fil à coudre…- aux fins de pratiques de sorcellerie, des personnes mal intentionnées obtiennent facilement des agents véreux de certaines morgues des ongles, des dents et cheveux extraits des corps qui y sont conservés», dénonce un représentant d’une association caritative en charge des démarches liées à l’inhumation (toilette rituelle, transport et enterrement). Non moins nombreux sont ceux qui, tout aussi aveuglés par leur robuste «appétit» pour l’argent macabre, n’hésitent pas à attenter à la dignité des morts et à violer la sacralité des cimetières : «Il nous est arrivé, au moment de la mise en terre d’un mort, de tomber sur un couteau sous les aisselles. Au pied d’un autre, un petit sac contenant des bouts de dessous féminins. 

Derrière la nuque d’un autre, un portefeuille. Un cadenas accroché à l’orteil d’un autre. Des photos dans la bouche d’un autre, etc.». Finalement «la mort n’est pas la fin de la souffrance. Croire à la paix est une sorte d’hérésie». Les marchands de miracles et autres charlatans dont les pratiques viennent d’être projetées, à nouveau, sur la scène nationale et internationale ont prouvé que l’écrivain britannique Graham Greene disait vrai ! 

Enquête réalisée par Naïma Benouaret

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