Le dictionnaire unilingue chaoui se distingue par son ambition de documenter exhaustivement la variante chaouie
de la langue amazighe, parlée principalement dans les Aurès.
Par Yacine Zidane (*)
Dans un contexte où la préservation de la langue amazighe et de ses variantes est une priorité croissante, une œuvre lexicographique majeure vient enrichir le patrimoine linguistique et culturel de l’Algérie : le dictionnaire unilingue chaoui d’Aïcha Hadrani. Cette jeune doctorante de l’Université Hadj-Lakhdher de Batna signe un ouvrage monumental de près de 900 pages, publié sous l’égide du Haut-Commissariat à l’amazighité (HCA).
Distingué par le deuxième prix de la quatrième édition du Prix du président de la République, ce dictionnaire n’est pas seulement un recueil de mots : il est une célébration de la variante chaouie de la langue amazighe, un pont entre tradition et modernité, et un outil précieux pour les générations actuelles et futures. Le dictionnaire unilingue chaoui se distingue par son ambition de documenter exhaustivement la variante chaouie de la langue amazighe, parlée principalement dans les Aurès, une région montagneuse du sud-est de l’Algérie.
Aïcha Hadrani, avec une rigueur scientifique remarquable, ne se contente pas de répertorier des termes : elle capture l’essence même de la culture associée à cette variante. En plus des entrées lexicales, l’ouvrage intègre des expressions idiomatiques, des proverbes, des devinettes et des contes brefs, autant d’éléments qui forment le cœur de la littérature orale chaouie. Ces formes d’expression, souvent transmises de génération en génération, sont bien plus que des curiosités linguistiques : elles incarnent les valeurs, les croyances et l’humour d’une communauté profondément enracinée dans son histoire.
Cette approche holistique fait de ce dictionnaire un véritable trésor culturel. Les proverbes, par exemple, reflètent une sagesse populaire qui anime encore les conversations quotidiennes des locuteurs de la variante chaouie. Les devinettes, quant à elles, révèlent l’ingéniosité et la vivacité d’esprit caractéristiques de cette tradition orale. En intégrant ces éléments, Aïcha Hadrani donne une voix à une culture qui, bien que vibrante, risque de s’effacer face aux pressions de la modernité et de l’uniformisation linguistique.
Travaux pionniers de Kamel Bouamara
L’un des aspects les plus impressionnants de cet ouvrage réside dans sa méthodologie. Inspirée par les travaux pionniers de Kamel Bouamara, auteur du premier dictionnaire unilingue amazigh, Aïcha Hadrani adopte une approche rigoureuse et structurée. La macrostructure du dictionnaire repose sur une classification par racines, une méthode particulièrement adaptée à la langue amazighe, dont la morphologie repose sur un système de racines consonantiques.
Cette organisation est complétée par un ordre alphabétique clair, rendant l’ouvrage accessible à un large public, des locuteurs natifs aux apprenants novices. Chaque entrée lexicale est traitée avec une précision remarquable. Grâce à l’utilisation de l’alphabet phonétique international (API), la prononciation des mots est fidèlement retranscrite, ce qui constitue une aide précieuse pour les non-locuteurs ou les chercheurs étrangers.
Au niveau de la microstructure, chaque mot est accompagné d’une analyse détaillée : sa nature grammaticale (nom, verbe, adjectif, etc.), ses formes libre et annexée lorsque cela est pertinent, ainsi qu’une définition sémantique claire et concise. Des exemples contextuels, tirés de situations réelles ou de la tradition orale, viennent illustrer l’usage des termes, rendant le dictionnaire vivant et pratique. L’ouvrage va encore plus loin en incluant des informations sur la conjugaison, notamment les aspects verbaux (accompli, inaccompli, aoriste, etc.), ainsi que sur les dérivés nominaux et verbaux.
Lorsque cela est pertinent, des synonymes et antonymes sont proposés, offrant une vision complète des relations lexicales au sein de la variante chaouie. Cette approche systématique fait du dictionnaire un outil à la fois pédagogique et scientifique, capable de répondre aux besoins des linguistes, des enseignants, des étudiants, mais aussi des amateurs passionnés par la langue amazighe.
Dans un monde où de nombreuses variantes de langues sont menacées, le travail d’Aïcha Hadrani prend une dimension particulièrement significative. La variante chaouie de la langue amazighe, bien qu’encore parlée dans les Aurès, fait face aux défis de la mondialisation et de la dominance de langues majoritaires, comme l’arabe et le français. En documentant non seulement le lexique, mais aussi les nuances culturelles et les pratiques discursives, ce dictionnaire constitue une ressource inestimable pour la revitalisation de cette variante. Il offre aux locuteurs un moyen de reconnecter avec leur patrimoine linguistique, tout en permettant aux nouvelles générations de l’apprendre et de le transmettre.
L’ouvrage s’inscrit dans une dynamique plus large de reconnaissance et de valorisation de l’amazighité en Algérie. Depuis la reconnaissance officielle de tamazight comme langue nationale en 2002, puis comme langue officielle en 2016, des efforts importants ont été déployés pour promouvoir les variantes amazighes à travers l’éducation, la littérature et les médias. Il pourrait, par exemple, servir de base pour l’élaboration de manuels scolaires ou de ressources numériques, contribuant ainsi à intégrer la variante chaouie dans les systèmes éducatifs formels.
Le dictionnaire unilingue chaoui édité par le HCA se présente comme outil pour construire un avenir où la variante chaouie continuera de vibrer au sein de la grande famille de la langue amazighe. En recevant le deuxième prix du Prix du président de la République, Aïcha Hadrani voit son travail reconnu à sa juste valeur, mais son impact ira bien au-delà des distinctions. Ce dictionnaire est une invitation à découvrir, apprendre et célébrer une variante d’une richesse inouïe, tout en rappelant l’importance de préserver la diversité linguistique pour les générations à venir. Y. Z.
(*) Auteur et consultant au Haut-Commissariat à l’amazighité