Constantine : La liberté fêtée dans une euphorie générale

05/07/2025 mis à jour: 04:28
1094

Houria Ahcène n’avait pas encore vingt ans en ce jeudi 5 juillet 1962. Du haut de ses 83 ans, elle garde encore une mémoire infaillible, se rappelant des moindres détails de ces journées durant lesquelles le peuple de Constantine a exprimé dans l’euphorie une joie immense, celle de recouvrer sa liberté après 132 ans de colonialisme. 

«Nous attendions avec impatience les résultats du Référendum du 1er juillet, même si nous étions sûrs de l’annonce de l’Istiqlal (l’indépendance) ; on s’était bien préparés à la vieille ville pour la journée du 5 Juillet ; je suis sortie avec un groupe de femmes, dont les plus âgées portaient des mlayas (voile noir), alors que les jeunes étaient habillées de très belles robes ; nous avions emprunté l’artère principale du quartier de Souika (ex-rue Perrégaux, actuelle rue Mellah Slimane), pour rejoindre Bab El Djabia à l’entrée du pont Sidi Rached», raconte-t-elle.

 «Des gens se dirigeaient par vagues vers Bab El Oued, près de la Grande-Poste. Certains défilaient à pied, alors que d’autres étaient embarqués dans des voitures et des camionnettes pleines à craquer ; il y avait une ambiance extraordinaire que je vivais pour la première fois dans ma vie, moi qui n’avais pas l’habitude de m’éloigner trop des frontières de la vieille ville ; il nous était interdit d’aller vers les quartiers habités par les ‘’nsara’’ (les chrétiens en référence aux Français) au Foubourg Saint-Jean», ajoute-t-elle en se rappelant des souvenirs remontant à 63 ans allant chercher les souvenirs au fond de sa mémoire. Fille d’un ancien déporté du bagne de Cayenne en Guyane française durant la colonisation, elle recevra le nom de Houria, choisi par un père épris de liberté, lors de sa naissance qui avait coïncidé avec le débarquement des Américains en Algérie. «Nous avions connu la pauvreté et la misère ; comme la majorité des filles de mon âge, je n’avais jamais mis les pieds à l’école ; on devait supporter cette situation qu’on avait regrettée, mais le colonialisme en avait décidé autrement», soupire-t-elle.

 «Durant les années de la Guerre de libération, nous avions vécu les pires souvenirs du couvre-feu dans la ville, où l’on ne pouvait même pas transporter un parent gravement malade vers l’hôpital pendant la nuit ; certains y ont péri faute d’une évacuation aux urgences», se souvient-elle. «C’est pour cela que toutes les femmes avaient laissé exploser leur joie en ce jour de délivrance, qui nous avait fait rêver d’un avenir meilleur pour nous et pour la nouvelle génération», dit-elle avec grande fierté. Elle s’est dit impressionnée par ces foules immenses qui manifestaient en folie durant plusieurs jours, jusqu’à ce que les autorités de la ville lancent un appel aux habitants pour rentrer chez eux. Un grand travail attendait les administrateurs de l’époque pour régler beaucoup de problèmes et surtout répondre aux attentes de la population.

Des souvenirs gravés dans la mémoire

Il nous a été difficile de trouver des témoins encore vivants qui gardent des souvenirs de cette journée mémorable. Ceux qui étaient en âge de se rappeler de ces événements et pouvoir les raconter avaient entre 16 et 17 ans à l’époque. Ils sont âgés aujourd’hui de 80 ans et plus. Bon nombre de ceux qui ont assisté aux festivités ne sont plus de ce monde. Il ne faut pas oublier qu’une grande partie des ces manifestants n’étaient pas des habitants de la ville, mais sont venus des régions rurales situées dans l’ancien département de Constantine. Nous avons pu trouver une dame qui a accepté de témoigner. Ouanassa Khaled n’avait pas encore bouclé 17 ans à l’époque. Elle était née au mois de décembre 1945. Elle habitait avec ses parents à la cité Ameziane. 

Un lieu bien connu par les Constantinois qui ont vécu les dures années de la Guerre de libération, pour avoir abrité le sinistre centre de torture de la ferme Améziane, où des  moudjahidine et des fidayine y ont succombé, alors que ceux qui ont survécu, en gardent les séquelles jusqu’à ce jour. «Je me rappelle bien de cette journée du 5 juillet 1962, quand après le Référendum du 1er juillet et l’annonce de l’indépendance, mon oncle maternel m’a emmené avec son épouse et ma sœur aînée à bord de sa voiture, qui avait un toit amovible nous permettant de sortir et brandir l’emblème national ; on s’est dirigés vers la place de Bab El Oued (ex-place de la Brèche, actuelle place du 1er Novembre) pour assister au Moudhahirate (manifestations)en célébration de la fête de l’indépendance», révèle-t-elle. 

«Il était difficile de se frayer un chemin en voiture, tant les foules étaient immenses et les rues noires de monde ; les gens sont venus de partout ; il y avait des hommes, des femmes, des jeunes et des enfants qui fêtaient dans une euphorie indescriptible ; certains défilaient les pieds nus ; les souvenirs de ces moments intenses de joie et de bonheur qui ont duré dix jours dans la ville sont encore gravés dans ma mémoire», décrit-elle. Ouanassa se rappelle toujours des dures épreuves de la Guerre de libération, les rafles, les patrouilles militaires, les contrôles de la police et les descentes opérées à la recherche des membres du réseau de l’ALN à Constantine après chaque attentat, surtout que la demeure de ses parents était un refuge pour des responsables bien connus des services français dans la ville comme Fadila Saâdane, Daoudi Slimane plus connu par Hamlaoui, Kikaya Amar et autres, tombés tous en martyrs, les armes à la main. 

Une femme cheffe d’un bureau de vote

Elle se rappelle aussi des journées où son père moudjahid venait clandestinement du maquis pour leur rendre visite et qu’elle attendait son retour le jour de l’indépendance. «Nous vivions dans la peur et nous craignons pour notre vie, mais nous étions convaincus de la justesse de notre cause et que nous allons connaitre ce jour de liberté et de dignité», témoigne-t-elle. Ouanassa regrette amèrement de ne pas avoir fréquenté l’école à cause des conditions dans lesquelles ils vivaient durant l’époque coloniale, où l’on ne voulait pas que les Algériens soient instruits et qu’ils demeurent cloitrés dans leur ignorance. «C’est pour ces conditions aussi que mon frère et ma sœur ont interrompu leur scolarité ; c’était très dur pour les jeunes de notre génération, mais nous sommes heureux d’avoir vécu la joie de l’indépendance pour que nos enfants connaissent un avenir meilleur», conclut-elle.  

Leïla B. avait 25 ans le 5 juillet 1962. Elle avait vécu une belle expérience dans sa vie quand elle avait été désignée comme cheffe d’un bureau de vote lors du Référendum de l’autodétermination du 1er juillet 1962. «J’ai été cheffe d’un bureau de vote dans un CEM à la cité Sidi Mabrouk, et j’ai assisté à cet événement formidable dans l’histoire de l’Algérie, comme j’ai été témoin de l’engouement des gens pour aller voter oui pour l’autodétermination, bien que nous étions sûrs à l’époque que nous allions avoir cette indépendance tant attendue après sept années de guerre», a-t-elle confié. 

Il faut rappeler que Leïla faisait partie des centaines de cadres et autres personnes diplômées ou ayant une expérience dans la gestion administrative, qui ont été choisis par le commandement de la wilaya II historique pour organiser et encadrer le Référendum du 1er juillet 1962. Après avoir participé à la grève des étudiants algériens lancée le 19 mai 1956, et suite à l’appel adressé par le GPRA quelques années plus tard, en vue de préparer les cadres de l’Algérie indépendante, Leïla réussira à décrocher son bac en 1961, avant d’obtenir sa licence de français à Alger et entamer une longue carrière d’enseignante de langue française dans deux lycées pour filles à Constantine. «J’étais à l’époque surveillante d’internat à l’ex-lycée Laveran de la rue Larbi Ben M’hidi, transformé en Collège de formation professionnelle (avant de redevenir l’actuel lycée Soumia) ; et c’est ainsi que l’administration m’a choisie pour encadrer le vote du Référendum», ajoute-t-elle. « Après l’annonce de l’indépendance, nous avions connu des moments extraordinaires dans la ville ; c’était l’euphorie générale à Bab El Oued et Trik Djedida (rue Larbi Ben M’hidi), ainsi que partout dans la ville où tous les gens s’embrassaient en défilant ; il y avait un monde fou dans les rues et les voitures décapotables ; j’ai vu même des femmes défiler en gandouras de velours ; c’était vraiment magnifique ; le peuple a laissé exploser sa joie après sept ans de guerre ; nous avions vécu des journées mémorables», décrit-elle. 

Animation culturelle et sportive 

Après la fête qui a duré plusieurs jours, il fallait revenir aux choses sérieuses et réfléchir à l’avenir du pays, qui a traversé sept ans de guerre, une économie affaiblie, sans compter les milliers de victimes, veuves, orphelins et réfugiés revenant des frontières et qui nécessitaient une prise en charge.

Dans son livre La Wilaya II historique – L’ombre de Constantine, paru en 2021 aux Editions Chihab, l’ancien responsable de la zone V dans la Wilaya II historique, Abdelaziz Khalfallah, plus connu par Mustapha Boutemira, a consacré un long passage sur les  préparatifs du Référendum du 1er juillet dans la ville de Constantine et les problèmes rencontrés pour trouver l’encadrement nécessaire. 

Le jour J, il évoque une invasion des centres urbains par la population rurale, dans une ambiance de joie. «Les bureaux de vote furent envahis par une foule de jeunes et de vieux, femmes et hommes, qui se bousculaient pèle mêle devant les urnes cherchant beaucoup plus à exprimer leur immense joie que d’accomplir le geste de mettre l’enveloppe oui dans les urnes», a-t-il noté dans son ouvrage.

 Après l’annonce de l’indépendance de l’Algérie, la population de la ville a donné libre cours à sa joie, ayant atteint des dimensions euphoriques, marquant «la fusion populaire dans le bonheur», selon l’expression de l’auteur. En plus des manifestations de joie qui ont duré plusieurs jours dans tous les quartiers du centre-ville où le lieudit Bab El Oued  en référence à l’endroit d’une ancienne porte de la ville, était l’épicentre et le point de concentration des manifestations, en raison de sa portée symbolique, car c’est en ce lieu que l’armée française avait réussi à faire une brèche dans les remparts, après une forte canonnade, avant la prise de la ville le vendredi 13 octobre 1837. 

C’est en ce lieu même que les autorités françaises avaient fait ériger en 1922, le célèbre monument en hommage aux combattants de la Grande Guerre (1914-1918). C’était une colonne construite sur un socle circulaire et surmontée d’un coq en bronze. Ce coq que les manifestants avaient arraché lors de la furie de joie, en criant «Tahia Djazaïr». Quant aux festivités, elles on duré plusieurs jours. 

«Dans ce domaine, Fadel Abdallah (ancien ministre de la Jeunesse et des Sports) et ses assistants Boualem Mekouf et Amora Ali apportèrent une contribution importante», rapporte Khalfallah, qui rappelle les nombreux défilés de scouts, jeunes du FLN, union des femmes, UGTA, ainsi que les animations sportives et culturelles organisées à la piscine de Sidi M’cid, et les soirées théâtrales et musicales au Théâtre municipal.
                                                                                                    
Par S. Arslan

Copyright 2025 . All Rights Reserved.