Comment relever le défi du développement national ? 2e Partie et fin

04/02/2025 mis à jour: 01:24
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«Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir.»  Frantz Fanon

L’exemple le plus éloquent en cette matière nous est fourni par Taïwan (avec une population de 23 millions d’habitants, un PIB de 635 milliards de dollars au 1er janvier 2021 et une superficie de 36 000 km2) à travers deux articles publiés dans le magazine cité en référence, en reprenant un passage que nous trouvons très pertinent «ERSO’s  (Electronics Research and Service Organization) forerunner was the Electronics Research Center, which was established in 1974 to receive IC (Integrated Circuits) fabrication technology transfers from the United States for electronic swatches. A 7-µm IC design and manufacturing technology was introduced from RCA, Inc., which marked the beginning of the IC industry in Taiwan. It layed down a solid foundation for an IC manufacturing base».

Notre pays devrait prendre comme exemple cette stratégie de développement industriel global pour laquelle il dispose déjà d’un tissu industriel, comme les industries agroalimentaires, des matériaux de construction et du bâtiment, métallurgiques, mécaniques, électriques et électroniques, chimiques et énergétiques, et l’adapter et l’actualiser pour définir les objectifs et les priorités de la recherche technologique et des services scientifiques et technologiques en fonction des domaines spécifiques, soigneusement ciblés et choisis, et sur la base desquels reposera la stratégie comme une condition nécessaire à l’innovation technologique et à l’entreprenariat technique. 

On verra ainsi qu’un processus dynamique et autonome de développement industriel peut être mis en route dans certains créneaux essentiels, et que ce processus devrait ultérieurement avoir des effets d’entraînement et de mobilisation dans des domaines plus larges. L’attrait de notre pays pour nos propres entrepreneurs et pour ceux de l’étranger dépendra donc beaucoup de sa capacité d’innovation technologique et de son excellence. Sa prospérité relèvera plus de sa capacité d’acquérir du leadership en matière de technologies de microélectronique, des matériaux et des technologies du vivant.


3. Vers quel modèle d’organisation évoluera notre système national de  R&D ?7

Avant de répondre à cette question, il est utile de rappeler les principes d’organisation, les objectifs et les fonctions d’un système cohérent de R&D. Tout d’abord, il convient de décrire d’une façon générale et philosophique la R&D.


3.1 Qu’est-ce que la R&D (recherche et développent) ?

Sur le plan philosophique, nous voyons que la R&D comme une réaction en chaîne où l’esprit humain et la matière qui l’entoure sont entraînés malgré eux, dans un fantastique processus de structuration et d’organisation géométrique. Nous entendons par là d’abord l’organisation et la structuration des symboles de communication (recherche fondamentale) pour constituer des «modèles symboliques», lesquels font appel aux langages logicomathématiques. Ceux-ci permettent ensuite de guider l’homme dans la création de nouveaux procédés (recherche appliquée) visant à restructurer la matière pour répondre à des besoins, généralement exprimés en termes économiques ou politiques (production).


3.2 Principes d’organisation d’un système cohérent de R&D

Organiser, c’est définir la manière dont les parties d’un système sont disposées entre elles pour remplir certaines fonctions. C’est déterminer les différentes composantes ou organes du système ainsi que leurs rôles respectifs, de façon à créer un fonctionnement cohérent et bien coordonné d’un processus que l’on comprend et par rapport auquel on est capable de se situer. Pour qu’une organisation soit performante, il est en effet essentiel que chaque composante aussi petite soit-elle connaisse sa place et le rôle qu’elle est censée remplir dans le système. En deux mots, organiser veut dire «définir qui fait quoi», après s’être mis d’accord sur des objectifs à poursuivre. N’est-ce pas surtout cela qui fait la force des pays comme le Japon, l’Allemagne, la Corée du Sud ou Taïwan ? Ce principe de base implique à priori une catégorisation plus forte et moins d’égalitarisme dans le statut des chercheurs et des institutions de recherche. A cet égard, la définition des centres d’excellence reconnaissant implicitement la nécessité d’un élitisme scientifique va du reste dans ce sens.


3.3 Objectifs et fonctions d’un système de R&D au niveau national

Les objectifs et fonctions d’un système de R&D sont multiples : - Maintenir la performance d’une capacité de recherche non orientée, pour faire face aux changements imprévisibles et aux chocs économiques ; - Contribuer dans une certaine proportion à la création de connaissances de base à usage universel, en étroite coordination avec les partenaires sur le plan international ; - Améliorer la compétitivité et la capacité d’innovation des entreprises et des différents acteurs de la vie économique. Cela suppose notamment la présence d’organismes de recherche sous-traitants, ainsi que des mécanismes de transfert de technologie (par la formation notamment) ; - Générer de nouveaux entrepreneurs «start-up» et les aider dans leurs premiers pas (pépinières d’entreprises) ; - Soutenir la formation de chercheurs de haut niveau par le troisième cycle (master et doctorat) dans des profils et spécialités adaptés aux exigences de l’économie nationale et au développement de la S&T ; - Assurer la diffusion des connaissances et des technologies dans toutes les branches de l’activité humaine, et promouvoir la prise de conscience du public sur l’importance de la S&T, et leur impact sur la vie des peuples. Pour ce faire, le recyclage, la vulgarisation scientifique et la sensibilisation du public à la science (expositions, médias) sont les deux moyens privilégiés ; - Offrir un cadre de coopération internationale en matière de R&D et de diffusion d’information ; - Conseiller les décideurs sur le plan stratégique ; - Participer à l’effort mondial pour l’amélioration de la qualité de la vie, la santé et l’environnement.


Ces objectifs peuvent être atteints à l’aide d’une dizaine de fonctions différentes : fonction d’information, d’innovation, de création de connaissances, de conseil, etc., qui nécessitent des compétences très diverses et des statuts appropriés. Il convient d’appliquer une gestion différente pour chaque fonction ou groupe de fonctions.


3.4 Vers quel modèle d’organisation ?

Il nous semble que l’organisation du système de la recherche devrait évoluer vers un système tissulaire constitué de deux types de réseaux :


au niveau national, au sein d’un espace géographique commun : un réseau intersectoriel et multidisciplinaire axé sur les technologies de pointe et centré sur un noyau de recherche fondamentale au rayonnement international dénommé ici «pôle de développement scientifique et technique». pour chaque secteur d’activité : un réseau transrégional reliant entre eux des organismes de même nature, un réseau de recherche fondamentale, un réseau d’innovation technologique, un réseau de formation, etc.
Il est essentiel qu’au sein du pôle, les diverses composantes connaissent et acceptent leurs fonctions respectives et complémentaires. Tous les éléments du pôle de développement n’auraient pas nécessairement une vocation internationale, et il est absolument nécessaire de valoriser aussi les composantes à vocation locale ou régionale.


Dans cette perspective, nous ne sommes pas partisans de laisser se développer en ordre dispersé de trop petites infrastructures et de petits laboratoires, tels que ceux qui ont tendance à se cristalliser autour de certaines universités et de certains centres de recherche, qui continuent à faire du touche-à-tout avec trop peu de moyens. 

Le risque est grand qu’il s’y fasse de «petite recherche», gaspilleuse de ressources, voire très peu favorable à la formation de pointe. Malgré la bonne volonté de certains chercheurs, le système universitaire trop dispersé devient un univers de médiocrité : médiocrité des salaires, médiocrité des moyens et médiocrité des ambitions. 

La situation de la recherche en Algérie a déjà fait l’objet d’un diagnostic de dysfonctionnement de son système à travers nos articles publiés dans les quotidiens nationaux. Cependant, contrairement à ce qu’on aurait trop rapidement tendance à affirmer, l’Algérie possède pratiquement toutes les composantes et la taille critique idéale, locales et expatriées, pour créer un seul pôle de développement scientifique et technique de ce genre. Le centre serait occupé par un noyau à rayonnement international multidisciplinaire et visant un leadership mondial dans certains domaines de pointe. Au sein de ce noyau, les principes de gestion seraient très différents de ceux appliqués actuellement au sein des universités et des centres de recherche. 

La mobilité serait la règle du jeu et la créativité d’équipe serait davantage récompensée que l’individualisme scientifique. Le sectorialisme serait évité en stimulant l’interaction entre des projets très différents en sciences de la vie, sciences des matériaux, de l’information et de la communication et sciences de l’environnement.

La fonction prioritaire des universités serait explicitement la formation des premier et deuxième cycles et le principe de base selon lequel toute formation universitaire doit baigner indiscutablement dans un environnement de recherche et serait adapté à cet éventuel nouveau contexte. 


La mission des universités est de rendre un service à long terme, en ouvrant l’esprit des jeunes à l’évolution du monde, en les formant tant au travail personnel que collectif, en les habituant à assimiler rapidement, efficacement et de façon critique des connaissances de plus en plus complexes et éphémères. 

Nos universités et les écoles ne constituent pas, contrairement à d’autres pays, une structure d’appui aux PME, qui, en matière de R&D, sont désarmées. Elles n’engendrent qu’un nombre insuffisant d’entrepreneurs, pour ne pas dire pas du tout, capables de mettre sur pied de nouvelles entreprises de haute technologie, pourtant si nécessaire à la reconversion industrielle. 


Déjà par le passé, des initiatives ont été lancées, comme la mise en place d’un réseau national de microélectronique, impliquant une dizaine d’universités et une école d’ingénieurs comme premier pas qui n’ont rencontré que des levées de boucliers de la part des responsables concernés, comme c’est le cas d’ailleurs de notre rapport portant le titre «Recherche et innovation en microélectronique : Vision et plan stratégique national horizon 2030», bien que le projet ait été présenté au siège du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique (MESRS) le mois de février 2021, avec une remise d’un trophée gravé. Toutefois, aucune suite n’a été donnée. 


Quant au plan relatif à l’intelligence artificielle, faut-il le souligner, dépendant de la microélectronique qui lui offre la plateforme matérielle, il ne voit également pas le jour. Nous ne croyons pas que ce soit uniquement en créant une école d’intelligence artificielle et en offrant un environnement attrayant et stimulant aux étudiants que le phénomène de fuite de nos diplômés s’inversera, et cela, faute de débouchés sur le marché de notre pays. 

La planification de l’enseignement supérieur et de la recherche n’est cependant que peu dépendante, pour ne pas dire pas du tout, de celle de l’industrie du pays, et les tentatives de mise en place de stratégies conjointes industrie-université ont été vaines. 

Ceci étant dit, le troisième cycle, quasiment sans orientations, doit être repensé complètement au sein d’une nouvelle structure, plus proche de la technologie, comme une entité mixte comme le prévoient les textes réglementaires en vigueur.
Quant aux centres de recherche, ils auraient pour mission de fournir un nombre appréciable de chercheurs de haut niveau, formés pour la recherche, par la recherche. Le rôle de l’industrie dans cette formation serait prépondérant. 

Une réorganisation de l’ensemble ne peut donc être que le résultat d’une réaction en chaîne basée sur un plan stratégique par étapes. Idéalement, celui-ci résulterait du système global de planification, ainsi qu’il est proposé dans notre dernière contribution, consolidé par une large concertation entre l’industrie, l’administration, les centres de recherche et les universités. En bref, notre proposition consiste donc à créer un «consortium interuniversitaire et industriel», avec comme objectif, d’une part, de développer ensemble un programme multidisciplinaire en recherche fondamentale axée vers les technologies de pointe et, d’autre part, d’assurer la formation de chercheurs de haut niveau dans le cadre d’un vrai troisième cycle ainsi que de formation continue. 

Cette proposition n’a évidemment de chances d’aboutir que si les différents acteurs (universités, écoles, centres de recherche) acceptent de mettre réellement en commun certaines de leurs meilleures ressources aux fins de les regrouper plutôt que d’en recréer de nouvelles de toutes pièces pour éviter le statu quo sans omettre la contribution de nos compétences expatriées. Ce n’est qu’en coordonnant les efforts, en concentrant les moyens et en regroupant les ressources humaines et financières, que l’Algérie pourra créer les conditions permettant d’exploiter et de valoriser le potentiel humain et technologique dont elle dispose. Il convient pour cela de faire un inventaire des moyens disponibles, c’est-à-dire le potentiel scientifique et technologique national en vue de regrouper l’essentiel dans un nouveau centre commun.


Cependant, avant de conclure, quand on entend, tout récemment le directeur général de la recherche du MESRS dire qu’après la création de la Direction générale de la recherche scientifique et du développement technologique en août 2008, son objectif premier était de créer des laboratoires de recherche et des infrastructures nécessaires au développement d’activités de recherche. Il rajoute, considérant maintenant que son premier objectif est atteint, que sa nouvelle mission est d’élaborer une stratégie, alors que la logique en matière de programmation aurait dû être l’inverse, c’est-à-dire définir d’abord une stratégie et ensuite son plan de mise en œuvre. C’est ce qui s’appelle mettre la charrue avant les bœufs. Cela rejoint la réflexion de notre célèbre penseur et écrivain Malek Bennabi, quand il écrivait : «Lorsqu’une action politique est conçue suivant le principe de la facilité et avec une pensée déficiente, l’action est aveugle, incohérente et stérile.»

En conclusion, les présentes synthèse et analyse, forcément incomplètes étant donné l’ampleur du problème, visent surtout l’ouverture d’un vrai débat. Dans la conjoncture actuelle où la société aspire à une Algérie nouvelle, il est nécessaire de faire une étude plus fouillée, impliquant un diagnostic plus approfondi basé sur des consultations dans les milieux industriels, universitaires, administratifs et politiques, tout en étant ouvert aux expériences étrangères à travers des visites d’études des pôles de développement scientifique et technique. Cette démarche sera couronnée par la formulation d’un plan stratégique détaillé permettant à notre pays un développement durable. 


Dans cette perspective, il faudrait que tous ceux qui évaluent le temps de la conduite de la nation en fonction de leur longévité sachent que cela ne pourrait que mener à un immense désarroi et à la banqueroute. Et qu’il est indispensable, dès à présent, de préparer les événements futurs, de former les nouvelles générations aux conditions nouvelles d’existence pour la vie de demain et d’étendre notre horizon temporel au-delà de nous-mêmes. Autrement dit, plutôt qu’un plan de carrière, nous devons élaborer un véritable plan de développement national. Il s’agit donc essentiellement de définir et d’identifier les forces potentiellement capables de réaliser une mutation historique à ce tournant décisif de notre histoire, et d’assurer et d’inscrire dans la durée le bien-être des citoyens et de l’ensemble de la société. 


Toutefois, on le répétera jamais assez que la situation qui prévaut en Algérie ne cessera de peser sur elle qu’à la condition que s’opère un profond bouleversement des mentalités, des habitudes, des comportements, de la culture et de l’école. Car pour une société qui veut relever le défi du développement, plus que le capital de connaissances, ce sont les attitudes individuelles et collectives qui importent. Ceci est reflété par le principe divin suivant : «Dieu ne change pas l’état d’un peuple tant que celui-ci ne change pas ce qui est en lui-même.» Il faudrait considérer ce principe de près, non pas à la lumière de la foi uniquement, mais à celle de la raison pour contribuer à réaliser cette vision. Voilà notre véritable défi !


Mohand Tahar Belaroussi   , Docteur en microélectronique

Ex-directeur de recherche       
-* Ex-directeur de la DPREP/DGRSDT/MESRS

 

Références
7. Agonie ou renouveau du système de recherche et développement en Algérie, M. T. Belaroussi, El Watan. 

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